13/07/2009

La poudre blanche fait parler d’elle


Pour l’écrivain italien Roberto Saviano, une grande partie du continent se criminalise à grande vitesse. Principal responsable : le trafic de cocaïne.

13.07.2009
 | Roberto Saviano | La StampaL’Afrique aujourd’hui n’est pas noire.

L’Afrique n’est pas brune, n’est pas verte, n’est pas jaune. L’Afrique aujourd’hui n’est pas d’ébène, n’est pas couleur de peau, ni couleur de savane ou couleur du désert. L’Afrique est blanche. Blanche non pas comme la peau des vieux descendants des Boers. Ni comme celle des médecins sans frontières qui la sillonnent. Ni comme celle des investisseurs. C’est le blanc de la cocaïne qui est aujourd’hui la couleur de l’Afrique. Toute l’Afrique occidentale est désormais gorgée de cocaïne et de l’argent des trafics de drogue. Toute la cocaïne qui entre en Espagne, en Italie, en Grèce, en Turquie, en Scandinavie, mais aussi en Roumanie, en Russie, en Pologne, toute cette poudre blanche transite par l’Afrique. L’héroïne est afghane. La cocaïne est sud-américaine, bien sûr. Mais aujourd’hui, ce n’est plus l’origine qui importe, l’origine de la culture, de la plante, ou du raffinage. Car désormais, la cocaïne est africaine. L’Afrique est devenue le continent blanc.

En Guinée-Bissau, le président João Bernardo Vieria, parvenu lui aussi au pouvoir par un coup d’État, a été assassiné parce qu’il gênait les intérêts des narcotrafiquants. Le président Vieria prenait un pourcentage sur les navires qui arrivaient d’Amérique du Sud, avait des accords avec les “armateurs” [voir CI n°873 du 26 juillet 2007]. Depuis 2006, les liaisons aériennes ont pris le relais, au départ du Brésil, de Cuba, du Mexique, du cœur de la Colombie, du sud du Venezuela. En 2004, les Etats-Unis lancent la West Africa Joint Operation. En quelques jours, ils saisissent plus de 1 300 kilos de cocaïne au Bénin, au Ghana, au Togo et au Cap-Vert. Les aéroports sont aux mains des narcotrafiquants. Sans eux, pas de kérosène pour les compagnies aériennes, pas d’argent pour les entreprises de nettoyage, pas de contrôleurs dans les tours. Et tout repart ensuite du cœur de l’Afrique équatoriale, soit par la route, soit à nouveau par la voie des airs.

C’est au Maroc que se sont téléscopées deux générations de narcotrafiquants. Les anciens et les nouveaux. Mahmud est policier, d’origine marocaine. Il s’est installé en Italie, voilà des années, pour sauver sa vie, après une longue infiltration des cartels du haschisch. Il me raconte avoir assisté à plusieurs rencontres entre jeunes et anciens trafiquants. Les anciens sont dans le haschisch, les jeunes dans la cocaïne. Les Mauritaniens acheminent la marchandise en provenance du Sénégal et des pays équatoriens à travers le désert, et la remettent aux Marocains qui la stockent dans des maisons situées à proximité du port. Du port, la drogue repart pour ses différentes destinations : l’Andalousie, la Campanie, le Péloponnèse, la Calabre, Vlora [Albanie]. Au Maroc, me rapporte Mahmud, toutes les conversations tournent autour de la même chose. Il m’en relate une, ordinaire, semblable aux autres. Les motivations sont toujours les mêmes, les motifs de dispute aussi. “Nous, on ne peut pas faire passer la cocaïne. Si la cocaïne passe, plus rien ne passe. Ils enverront l’armée, ce sera la guerre sur les plages, assure-t-il. “si ce n’est pas nous qui le faisons, ce seront les Libyens, et si ce ne sont pas les Libyens, ce seront les Algériens”, répondront à coup sûr les jeunes. Les trafiquants de haschisch sont tolérés depuis toujours. Au fond, leur drogue n’est pas une drogue dure, elle leur fait bien gagner leur vie mais ne les rend pas riches non plus. L’économie marocaine repose essentiellement sur le haschisch. Sans lui, la bourgeoisie n’existerait pas. L’histoire remonte à loin, et c’est toujours la même. Les rouages de l’économie écrasent les règles morales. Il en va toujours ainsi. Les patrons de la Cosa Nostra de la vieille génération ne voulaient pas vendre d’héroïne. Ils ont été éliminés par la nouvelle génération de mafiosi qui, elle, entendait se mêler au trafic. Les familles du clan des Casalesi [branche de la Camorra de la région de Naples] ne voulaient pas entrer dans le marché des déchets toxiques, ce qui aurait entraîné la destruction d’une grande partie de leur territoire. Mais elles se sont aperçues qu’en refusant une affaire importante, elles se trouvaient immédiatement fragilisées et perdaient du terrain. C’est ainsi qu’elles ont fini par pénétrer sur le marché.

L’Afrique est blanche. Blanche de la cocaïne. Même les trafiquants d’héroïne iraniens et afghans veulent faire de l’Afrique la plaque tournante de leur commerce. A l’aller, on transporte de la cocaïne et au retour de l’héroïne en Amérique du Sud, d’où elle repart pour les États-Unis – un circuit qui n’a pas encore l’ampleur de celui de la cocaïne en Afrique. Aujourd’hui, l’Afrique est le continent qui peut résoudre les problèmes des trafiquants de cocaïne, d’héroïne et même de déchets toxiques. Ce va-et-vient de drogue s’accompagne d’une augmentation considérable du nombre de toxicomanes africains. Des drogués, des toxicomanes et des cocaïnomanes sur un continent qui demeure associé à la misère et à la faim. Voilà un paradoxe qui en dit long. Les diamants, l’ivoire, l’ébène, le coltan et toutes les autres ressources arrachées à la terre d’Afrique auront essentiellement engendré le crime, et non la richesse.

Mais aujourd’hui, les substances importées, la cocaïne et les déchets toxiques, sont en train de transformer l’Afrique. Aujourd’hui, la richesse de l’Afrique vient de son immensité et non plus, ou plus seulement, du pillage de ses ressources, de son pétrole pompé du sol, de ses diamants arrachés à la terre, de son or extirpé. Le moindre trou fait l’affaire pour y enfouir des déchets toxiques, et l’Afrique entière devient une tombe à ciel ouvert : on ne s’en aperçoit que lorsque survient la tragédie. Le 19 août 2006, le Probo Koala accoste au port d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire, avec l’autorisation de décharger 581 tonnes de déchets toxiques, destinés à une décharge unique. Au lieu de cela, ils sont déversés un peu partout, finissant même par déborder sur les terrains voisins. Bilan : 85 000 personnes intoxiquées. Comme en Italie, les déchets toxiques envahissent les décharges africaines. Le poison finit là où devraient finir les déchets ordinaires et les déchets ordinaires finissent dans la rue. Comme en Italie, mais à une échelle infiniment plus vaste, Car l’Afrique n’est pas un recoin d’un petit pays, mais un continent.

Pour émerger, le Continent noir a misé sur un produit qui ne naît pas dans ses mines, qui ne poussent pas dans ses champs. Voilà pourquoi l’Afrique est devenue blanche [voir CI n°965, du 30 avril 2009]. Blanche d’une substance qui ne lui appartient pas, d’un pouvoir qui la dévore, encore une fois incapable de créer le développement, mais seulement une richesse exponentielle pour sa sempiternelle classe dirigeante corrompue. L’Afrique est devenue une plate-forme, une plate-forme blanche où les substances illégales font leur dernier saut. La malédiction africaine ne se résume plus seulement au pillage de ses ressources, mais aussi – et c’est plus terrible encore – à l’absence de justice, à la possibilité d’acheter, avec une poignée de dollars, les âmes, les corps et la cruauté de ses habitants, et la terre d’Afrique, son corps, ses espaces. S’il existe aujourd’hui un “cœur des ténèbres” semblable à celui dont parlait Joseph Conrad, il pourrait être enfoui dans les profondeurs de cette terre empoisonnée. Mais sa couleur, sa substance, son sang, serait blanc.

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