18/08/2010

La hausse du prix du blé peut-elle provoquer une crise alimentaire ?

 
12 août 2010
 Quelle sera sa répercussion sur le prix du pain ?




A l'origine était le blé. " Voilà ce que rappelait en 2009 Dmitri Medvedev, le président russe, à la veille de l'ouverture du Forum mondial céréalier de Saint-Pétersbourg, qui devait consacrer le retour de la grande Russie agricole. Mais aujourd'hui, le blé russe peut-il être à l'origine d'une nouvelle crise alimentaire ?
La brutale envolée des cours du blé à cause de la canicule et de la sécheresse en Russie ravive le spectre de 2007 et 2008. Deux années où les cours des matières premières agricoles - blé, maïs, riz, soja... - avaient doublé. Avec au bout de la chaîne, de Dakar à Mexico ou au Caire, de violentes " émeutes de la faim " pour protester contre l'envolée des prix des denrées. " Nous ne sommes pas encore en situation d'alerte, mais nous regardons la situation de très près ", explique ainsi Eric Hazard, de l'ONG Oxfam à Dakar.
La Russie, un acteur majeur défaillant Tirant enfin profit de ses tchernozioms, ses fameuses terres noires très grasses et fertiles, la Russie était devenue, ces dernières années, le troisième plus gros exportateur mondial de blé, avec 18 millions de tonnes, juste derrière les Etats-Unis (22,9 t) et l'Union européenne (19,5 t). Las, la canicule et les incendies ont réduit à néant ses capacités d'exportation.
Le premier ministre Vladimir Poutine a ainsi indiqué, lundi 9 août, que la production du pays ne s'élèverait qu'à 60 à 65 millions de tonnes de céréales, dont environ les deux tiers de blé, loin des 90 à 95 millions de tonnes initialement prévus. Le Kremlin a aussi décidé d'instaurer un embargo sur ses exportations de céréales pour ne pas trop affecter la consommation intérieure.
Résultat, les marchés mondiaux se sont emballés, le Chicago Mercantile Exchange enregistrant des volumes de transaction record. Le boisseau de blé (environ 27 kg) à trois mois a atteint jusqu'à 7,85 dollars (6 euros) le 8 août, soit une hausse de près de 70 % par rapport au cours de juin, avant de reculer un peu les jours suivants du fait de prises de bénéfices. En juillet, le cours de l'épi a bondi de 38 %, une hausse mensuelle jamais vue depuis 1973. " Nous sommes toutefois encore très loin des sommets de 2008 ", relativise l'économiste Philippe Chalmin, coordinateur du rapport Cyclope, la bible des matières premières. A cette époque, le boisseau avait en effet atteint jusqu'à 12,80 euros à Chicago.
Les marchés sont d'autant plus nerveux que d'autres grands exportateurs de blé ont aussi rencontré des problèmes climatiques : canicule dans les autres pays de la mer Noire (Ukraine et surtout Kazakhstan), vague de chaleur en juin ayant affecté les rendements en Europe, inondations au Canada...
" Les industriels ont repris des positions sur les marchés pour assurer leurs approvisionnements, explique Michel Portier, directeur de la société de conseil spécialisée Agritel. Et la situation tendue a attiré de nouveaux acteurs, venus spéculer. "
Des stocks très abondants Jusqu'à la campagne 2007-2008, les stocks mondiaux de blé avaient été considérablement amputés à la suite de sept années consécutives de consommation supérieure à la production. Un phénomène lié à des récoltes décevantes et à l'essor de nouvelles pratiques alimentaires, notamment la consommation de viande : environ un tiers de la production mondiale sert en effet à l'alimentation du bétail.
Mais la flambée des cours de 2007-2008 a considérablement inversé la tendance : attirés par les prix élevés, des agriculteurs ont remis en activité de terres inutilisées ou semé sur des surfaces plus importantes... Résultat, les stocks mondiaux culminent à 197 millions de tonnes, très loin du plancher de 118 millions connu en 2007-2008.
En 2010-2011, la consommation mondiale de blé devrait redevenir supérieure à la production, selon une estimation du Conseil international des céréales publiée le 29 juillet, avec un déficit de 5 millions de tonnes.
Surtout, des inconnues persistent. A commencer par le cas de la Russie, où la prochaine campagne est peut-être déjà compromise : les semis doivent débuter fin août, or, la canicule devrait durer au moins jusqu'au 20 août, selon des prévisions publiées mardi 10 août par Hydrometcentre, le centre russe de prévisions météorologiques. Les spécialistes scrutent également attentivement l'Australie, où ils espèrent de fortes pluies d'ici deux à trois semaines.
" Avec de la pluie en Australie et en Russie, le prix du boisseau pourrait perdre 20 % et retomber aux environs de 5,50 dollars, estime M. Portier. Mais si la canicule russe persiste et que l'Australie est à son tour frappée par la sécheresse, le scénario de 2007 pourrait alors se répéter. "
" La situation est sérieuse, juge Abdolreza Abbassian, économiste à l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, mais il va falloir attendre encore deux ou trois mois pour en mesurer toutes les conséquences. " D'autant que le blé a entraîné dans sa hausse d'autres matières premières : le prix de l'orge a doublé, certains maïs ont vu leur cours progresser de 40 %. Des hausses qui limitent la substitution du blé par ces produits, mais qui n'ont pas touché le riz, dont le prix avait doublé en 2007-2008 : sur les marchés mondiaux - où il s'échange peu, car il franchit rarement les frontières de ses pays de production - le riz connaît une hausse limitée de 10 %.
Impacts variables pour les consommateurs Dans les pays développés, la hausse des cours mondiaux du blé devrait avoir un impact limité pour le consommateur. " L'alimentation du bétail représente 60 % à 80 % des charges de l'éleveur, explique M. Portier. Si l'augmentation des cours perdure, les prix de la viande pourraient augmenter de 8 % à 10 %. "
Si en France, le prix du blé ne compte que pour 5 % dans celui de la baguette, dans les pays en développement, où 60 % à 90 % des revenus sont consacrés à l'alimentation, l'impact risque d'être beaucoup plus violent : " Le prix du blé compte pour au moins 50 % dans celui du pain " dans ces pays, note M. Abbassian. Notamment en Afrique, où peu de blé est produit. Or, comme le relève Cécilia Bellora, adjointe au directeur de la Fondation pour l'agriculture et la ruralité dans le monde (FARM), " le pain est devenu un aliment de base dans les centres urbains de nombreux pays africains ". La hausse du prix du pain avait fortement contribué aux " émeutes de la faim " de 2008 en Egypte et en Afrique de l'Ouest.
Reste à savoir dans combien de temps et dans quelle mesure la hausse des prix du blé sera répercutée sur les consommateurs des pays en développement. En limitant les taxes à l'importation, les gouvernements peuvent limiter l'impact des hausses des cours. D'autant que l'effet tampon du taux de change sera moins important en Afrique qu'en 2007-2008 : toutes les transactions au niveau international se font en dollar ; or, le franc CFA est arrimé à l'euro, qui a depuis fortement chuté face au billet vert.
Tout dépendra de la volonté - ou de la capacité - des importateurs de répercuter la volatilité des cours sur les acheteurs locaux. " La transmission des cours mondiaux aux marchés locaux reste très floue, note Mme Bellora. Au Sénégal, en temps normal, seulement 30 % de la hausse des prix du riz sur les marchés est répercutée au niveau local. Or, en 2008, la totalité de la hausse des prix du riz avait été in fine transmise aux consommateurs. "
Clément Lacombe
© Le Monde

03/08/2010

Le Sahel dans le piège de la guerre contre Al-Qaeda


ANALYSE
Entre rivalités régionales, Etats affaiblis, trafics et difficultés du terrain, la lutte contre les bandes islamistes se révèle complexe.
Par CHRISTOPHE AYAD envoyé spécial à Bamako
Photo prise près de Tichit, en Mauritanie.
Photo prise près de Tichit, en Mauritanie. (REUTERS)
Déclarer la guerre à Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), responsable de l’assassinat du Français Michel Germaneau, comme l’ont fait Nicolas Sarkozy puis François Fillon cette semaine n’est pas chose si simple. C’est combattre un ennemi insaisissable, qui navigue dans le désert à l’image de bandes de pirates.
Le noyau dur d’Aqmi est formé de 250 à 300 combattants répartis en katibas (brigades) qui sillonnent un territoire saharien grand comme cinq fois la France, et se jouent des frontières entre l’est de la Mauritanie, le sud du Maroc et de l’Algérie, le nord du Mali et du Niger, voire une partie du Burkina Faso.
Les effectifs sont en forte augmentation depuis un an. Ils sont formés pour moitié de jeunes Mauritaniens, mais l’encadrement et les chefs sont quasiment tous algériens, issus de l’ancien Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), à l’instar de Abdelmalek Droukdel (alias Abou Moussab Abdelwadoud), chef actuel d’Aqmi, et des deux principaux chefs de katiba, opposés par une sourde rivalité : Mokhtar Belmokhtar et Abdelhamid Abou Zeïd, le plus radical et le plus dans la ligne qaediste. Belmokhtar, qui détiendrait deux otages espagnols enlevés au début de l’année en Mauritanie, a été surnommé «Mister Marlboro» en raison de sa propension à se livrer à toutes sortes de trafics. Abou Zeïd, dont les hommes ont détenu Pierre Camatte, sait aussi négocier ses otages, mais en vue d’obtenir des libérations de «camarades». Il n’est pas impossible que, dans l’affaire Germaneau, Aqmi ait voulu redorer sa crédibilité auprès des militants après la libération récente d’un otage italien, semble-t-il contre une très grosse rançon.
Dîme. «Ce sont des hommes très résistants, qui se sont parfaitement acclimatés à un terrain et un climat extrêmement rudes, raconte un bon connaisseur de cette mouvance. Ils se déplacent en permanence, sont capables de se fondre dans le paysage.» Et quand ils sont localisés sur des images satellite, il faut plusieurs jours pour les atteindre. «On a cru que les Algériens auraient du mal à s’acclimater au désert. Non seulement ils se sont très bien adaptés, mais ils ont su rapidement tirer parti des alliances locales.» Notamment avec les tribus touaregs, qui restent les véritables maîtres du Sahara. «Les Touaregs ne sont pas spécialement gagnés par les idées salafistes. Mais ils vivent en bonne intelligence avec Aqmi, qui a compris qu’il fallait les ménager. Leurs intérêts se rejoignent : ils ne veulent pas que le désert soit borné par des frontières.» La Mauritanie est d’ailleurs en train d’installer 45 points de passages frontaliers par lesquels devront transiter tous ceux qui entrent sur son territoire par l’Est. C’est un de ces postes qu’Aqmi s’apprêtait à attaquer, entraînant le raid préventif mauritanien de la semaine dernière, auquel s’est jointe la France dans l’espoir de retrouver Michel Germaneau. «Les gars d’Aqmi ne s’en prennent jamais aux tribus touarges, ils leur achètent du bétail au prix fort, financent le forage de puits. Et ils les payent pour repérer les étrangers isolés. Ils vivent à côté d’eux et, parfois, ont même tissé des liens familiaux.» L’argent d’Aqmi provient des rançons d’enlèvements, mais aussi de la dîme prélevée sur les trafics transsahariens (drogue, cigarettes, clandestins). «C’est une logique de gangs et de territoires. Le plus fort prend son pourcentage. Aqmi ne touche pas à la drogue, mais profite largement du trafic.»
Le 26 février, l’armée mauritanienne a ainsi arraisonné un convoi escorté par des hommes équipés de mitrailleuses lourdes. Les camions, en provenance du Sahara-Occidental, fonçaient à travers le nord de la Mauritanie avec 9,5 tonnes de résine de cannabis d’excellente qualité. La filière transite via le nord du Mali et le Niger, avant de partir vers le Nord-Sinaï ou de traverser le Tchad et le Soudan pour atteindre les rives de la mer Rouge, dernière étape avant le Golfe. A l’arrivée, le kilo de cannabis se vend 4 000 dollars (3 000 euros). Ce trafic, qui représente un peu plus du tiers de la production marocaine, se monte à 300 tonnes par an. Aqmi en profite largement. Pour lutter contre le terrorisme, il faut donc aussi assécher les routes de la drogue. La coke latino traverse également le continent depuis le golfe de Guinée vers la Méditerranée, bien que le plus gros passe par les côtes. Mais s’attaquer à ce fléau implique de bousculer des intérêts bien plus vastes que les quelques dizaines de combattants d’Aqmi, sans compter les responsabilités au plus haut sommet d’Etats et d’appareils policiers souvent faibles et corrompus.
Dans la longue série de maillons faibles qui jalonnent la lutte contre Al-Qaeda au Sahel, le Mali est ce qu’un spécialiste appelle «le ventre mou». «C’est dans le nord du Mali qu’Aqmi a élu domicile. C’est le pays le plus central.» Et celui dont l’armée est la moins combative, où les tribus touaregs sont les plus puissantes et turbulentes, tout comme au Niger, grâce à la bienveillance de Kadhafi, très actif dans la région. «Vu du Mali, le combat contre Al-Qaeda est une guerre de Blancs. Ils n’y voient pas leur intérêt», explique crûment un diplomate. «Les Maliens de la rue ne se sont absolument pas sentis concernés par le sort de Michel Germaneau, renchérit un entrepreneur français de Bamako. Et l’Etat est tellement faible que ce sont les étrangers qui vont finir par prendre en charge la lutte antiterroriste avec un gros risque de retour de bâton dans la population, qu’on va persuader que c’est une guerre contre l’islam.» Pour cette raison, Washington et Paris agissent le plus discrètement possible. De plus, le Mali est la seule démocratie fonctionnelle de la région : pas question de le déstabiliser au nom de la seule lutte antiterroriste. C’est ce que Paris a compris en s’engageant à contribuer au financement de pôles de développement dans les zones de «non-Etat» du Nord malien, notamment la région d’Abeibara. «Le problème, c’est que l’aide publique au développement s’évapore avant de parvenir sur place», s’inquiète un diplomate.
«Somalisation». Les experts ne sont guère plus optimistes sur le nord du Mali, où des années d’insurrection touareg (dans les années 60 puis 80, et encore en 2006) et de répression ont laissé des rancœurs tenaces… et beaucoup d’armes. Dans les pires des scénarios, certains vont jusqu’à évoquer la crainte d’une «somalisation», avec guerre civile entre bandes armées dans le Nord et attentats à Bamako. Le président malien, Amadou Toumani Touré, dit ATT, reste donc très réticent à la manière forte. «Il sait que son armée n’a pas les moyens de combattre Aqmi, assure un expert. Et il reste persuadé qu’il y a toujours moyen de contenir la menace par le compromis. C’est une erreur.» Le 10 juin 2009, un agent de la sécurité d’Etat malienne, un peu trop actif au goût d’Aqmi, était assassiné par les jihadistes, chez lui, à Tombouctou. Dans la traque qui a suivi, l’armée a perdu 30 soldats dans une embuscade. «Depuis, explique un diplomate, ATT réclame des campagnes coordonnées, impliquant tous les pays de la région.» En attendant, ATT s’investit, allant, dans le cas Camatte, jusqu’à parler avec les ravisseurs, via des élus et des chefs tribaux.

Inaction. Après la libération de Pierre Camatte, en échange de celle de quatre prisonniers d’Aqmi au Mali (dont deux Algériens et un Mauritanien), ce qui a mécontenté Alger et Nouakchott, tous les pays concernés se sont réunis à Alger - sauf le Maroc, bien sûr - pour mettre sur pied une stratégie commune et un poste de commandement régional. Le hic, dans cette guerre de l’ombre, c’est que chacun rejette sur l’autre la responsabilité de l’échec ou de l’inaction. L’Algérie et la Mauritanie, objectifs affichés des jihadistes d’Aqmi qui y ont commis plusieurs attentats sanglants, ne se privent pas de critiquer le Mali pour sa propension à composer. Le Mali, lui, reproche à l’Algérie de ne pas donner suite à ses demandes d’entraide et de traiter directement avec les tribus touaregs. Bamako n’apprécie pas, non plus, que la Mauritanie agisse unilatéralement sur son territoire. Quant au Niger voisin, qui a subi une attaque kamikaze contre une caserne à Tiloua en mars (6 morts), il estime être l’otage des mauvaises relations entre la France, qui forme son armée, et l’Algérie, qui se montre hostile à toute présence française sur son flanc sud.
La véritable clé de la lutte contre Aqmi se trouve en fait en Algérie, le pays le plus puissant de la région mais aussi le plus opaque. C’est d’Algérie que sont originaires les cadres d’Aqmi. Même s’il arrive qu’Aqmi porte des coups sévères aux forces algériennes, comme lors de l’attaque d’un convoi de gendarmes (11 morts), le 30 juin à Tinzaoutine, dans l’extrême sud, la menace jihadiste y est en nette régression. Et il n’est pas exclu qu’Alger soit content de se débarrasser du problème vers ses voisins méridionaux. Surtout, l’Algérie n’aime pas partager ses informations avec les pays concernés, soit parce qu’ils frayent avec la France (qui forme les armées mauritanienne, malienne et nigérienne), soit parce qu’ils sont trop proches de l’ennemi juré marocain, comme c’est le cas de Nouakchott et, de plus en plus, de Bamako. «Au final, rien n’avancera tant que l’Algérie et le Maroc ne régleront pas leur différend, confie un diplomate français. Ce blocage, qui dure depuis plus de trois décennies, empoisonne la région. Et indirectement, Al-Qaeda en profite.»