19/07/2009

Habib Ouane : " Les pays les plus pauvres vont souffrir encore plus dans les mois à venir sous l'effet de la crise "


18 juillet 2009

Pour le directeur de la division Afrique de la Cnuced, la crise alimentaire devient chronique

ENTRETIEN

Après les années de la planification et celles des programmes d'ajustement structurels sous la houlette des bailleurs de fonds, les pays les plus pauvres doivent " réinventer " leurs Etats respectifs pour fabriquer un nouveau modèle de développement.

C'est la proposition centrale du rapport 2009 de la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) sur les pays les moins avancés (PMA), publié jeudi 16 juillet. Elle est défendue par le Malien Habib Ouane, directeur de la division Afrique de l'institution

Redoutez-vous des effets accrus de la crise dans les pays les plus pauvres ?

Sous l'effet conjugué des baisses de la demande globale dans le monde, des cours des matières premières et des flux d'investissements directs étrangers qui ont déjà chuté de 20 % en 2008, les pays les plus pauvres vont souffrir encore plus.

La diminution des transferts financiers des travailleurs immigrés, qui devraient atteindre 7 à 8 % en 2009, nous préoccupe aussi. Cela aura des conséquences sur le panier de la ménagère, mais aussi sur les performances en matière de réduction de la pauvreté, car 15 % de ces sommes sont consacrés à des programmes d'investissement.

Vous insistez sur la nécessité de repenser l'Etat dans les pays les plus pauvres. Pourquoi ?

Il faut réinventer l'Etat dans ces pays mais pas pour les mêmes raisons que dans les pays du Nord qui avaient délibérément donné plus d'importance à la sphère privée.

Les pays les plus pauvres ont été contraints de se dessaisir de leurs responsabilités à la faveur des programmes d'ajustements structurels. Nous proposons, non pas de revenir à la planification centralisée que certains ont connue au début des années 1960, mais que l'on remette l'Etat au coeur des politiques de régulation et de stimulation de la croissance, à travers des programmes d'investissement publics ciblés. Cet Etat " développementiste " doit se donner pour mission de promouvoir la création d'un secteur privé significatif et efficace, notamment dans le secteur agricole. Il y a un potentiel inexploité dans ces pays qui passe par une réappropriation des ressources et la création de recettes, notamment fiscales. Il est possible de taxer davantage les activités minières par exemple.

La crise alimentaire devient-elle chronique dans les PMA ?

Les poussées inflationnistes récurrentes sur les marchés à terme, telles qu'elles viennent encore récemment de se produire, laissent craindre que la crise alimentaire s'installe durablement. Surtout, l'agriculture a été abandonnée tant par les gouvernements que par les bailleurs. Cette transmission perverse des priorités entre les uns et les autres n'est d'ailleurs pas étonnante, les gouvernements se sentant souvent obligés de coller aux demandes des donateurs pour paraître bons élèves. Un pays comme le Mozambique consacre aujourd'hui moins de 4 % de son budget à l'agriculture, contre 12 % à la bonne gouvernance et au système judiciaire !

L'accaparement de terres cultivables par des groupes étrangers, notamment en Afrique, vous inquiète-t-il ?

Il serait regrettable que des capitaines d'industrie étrangers viennent investir les meilleures terres de ces pays pour produire des biens qui seraient exportés, compromettant ainsi l'accès à des ressources vitales, foncières, hydrauliques et écologiques. Nous proposons que les institutions comme l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) édictent des règles du jeu en vue de protéger les petits producteurs. Nous devons préserver la durabilité de l'agriculture. Faute de quoi on risque d'assister à l'augmentation des flux migratoires sauvages.

Propos recueillis par Brigitte Perucca
© Le Monde

Sur 49 " pays les moins avancés ", 33 sont en Afrique

Etablie par les Nations unies selon le revenu par habitant, un indice composite fondé sur la malnutrition, la santé, la scolarisation et la vulnérabilité économique, la liste des pays les moins avancés en comporte 49 dont 33 sont situés en Afrique subsaharienne, 10 en Asie, 5 dans le Pacifique et un dans les Caraïbes. Le produit intérieur brut par habitant de ces pays est inférieur à 527 euros. La population des PMA devrait atteindre 1,3 milliard d'habitants en 2030, contre 670 millions en 2000.

13/07/2009

Quand l'Europe se chauffera au soleil du Sahara...


14 juillet 2009

Des centrales installées en Afrique pourraient assurer 15% des besoins en électricité du Vieux Continent d'ici à 2025

Convertir le soleil des déserts en électricité : c'est autour de cet ambitieux projet que devait se constituer, lundi 13 juillet, à Munich, un consortium sous l'égide du réassureur allemand Munich Re. Les entreprises fondatrices - parmi lesquelles le conglomérat Siemens, les électriciens Eon et RWE, et la Deutsche Bank - réfléchissent à la construction d'une centrale solaire géante, dans le nord de l'Afrique et du Proche-Orient, qui permettrait d'approvisionner l'Europe en énergie propre.

Cette initiative industrielle s'appuie sur le projet Desertec, développé par la branche allemande du Club de Rome, une organisation non gouvernementale spécialisée dans le développement durable. D'après ce concept, des installations solaires thermiques réparties sur plusieurs milliers de kilomètres carrés en plein désert pourraient couvrir jusqu'à 15 % des besoins en électricité européens d'ici à 2025, avec des premières livraisons dans dix ans. Coût estimé : 400 milliards d'euros sur une période de quarante ans, selon les calculs du Centre aéronautique et spatial allemand (DLR).

L'idée est fortement soutenue par le gouvernement allemand : " Ce projet visionnaire présente un fort potentiel pour accroître la coopération régionale à travers toute l'Afrique du Nord, entre des Etats qui ont toujours des frontières fermées ", a défendu, vendredi 10 juillet, Frank-Walter Steinmeier, le ministre des affaires étrangères. L'enthousiasme est même plus large. Lors d'une récente conférence réunissant des cadres du secteur énergétique, la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ont eux aussi fait l'éloge de l'initiative Desertec.

Pour les nouveaux partenaires industriels, il s'agit maintenant d'en étudier la faisabilité. " Non pas tant d'un point de vue technique que politique et économique ", précise-t-on chez Munich Re. L'un des principaux défis consiste à sécuriser ces investissements colossaux, notamment grâce à d'éventuelles aides publiques, allemandes ou européennes. Sous forme de prix garantis, par exemple.

" Nous espérons pouvoir présenter des plans concrets d'ici deux à trois ans ", dit-on chez l'assureur. Dans l'intervalle, le consortium souhaite s'élargir à d'autres entreprises européennes et du bassin méditerranéen. Sont d'ores et déjà associés aux négociations le conglomérat suisse ABB, l'espagnol Abengoa Solar, ou encore le groupe algérien Cevital.

A ce stade, le projet soulève encore beaucoup de questions. Concernant l'implantation des sites d'abord. Sceptiques, certains industriels ont pointé le danger de construire des centrales dans des régions aux régimes politiques instables. " On pourrait avoir le même problème de dépendance qu'avec le pétrole ", a, par exemple, estimé Frank Asbeck, le PDG du fabricant allemand de panneaux solaires Solarworld. Et que se passera-t-il en cas de guerre ou d'attaques terroristes ? s'est interrogé à son tour le patron de l'électricien Vattenfall, Lars Josefsson.

" Tout ne sera pas regroupé au même endroit, rétorque Hans Müller-Steinhagen, directeur du DLR, étroitement associé au projet. Le concept initial prévoit de répartir les installations solaires dans différents pays et d'exploiter pas moins d'une vingtaine de lignes à haute tension. Ainsi on minimise les risques. "

Outre le débat géopolitique, le projet prête aussi le flanc à la critique au plan éthique, puisqu'il vise à exporter une partie de l'électricité produite vers l'Europe. " Le problème prioritaire, c'est de répondre aux besoins énergétiques des pays du Sud ", souligne Houda Ben Jannet Allal, directrice du développement stratégique à l'Observatoire méditerranéen de l'énergie (OME), qui regroupe les principales compagnies énergétiques de la région. A l'exception de l'Algérie, de l'Egypte et de la Libye, qui disposent de ressources fossiles, les pays du Sud de la Méditerranée sont en situation de dépendance énergétique.

Selon certains scénarios, leurs besoins vont augmenter de 70 % dans les vingt ans à venir. Avec un fort impact sur les émissions de CO2 de ces Etats, déjà parmi les plus menacés par les risques de désertification et de pénurie d'eau liés au changement climatique. Même si le soleil est une ressource illimitée, fait remarquer Mme Ben Jannet Allal, les sites les mieux adaptés à l'installation de centrales ne seront plus disponibles pour ces pays, le jour où ils posséderont leur propre technologie solaire.

L'OME considère que Desertec doit s'inscrire dans un programme plus fédérateur, privilégiant l'efficacité énergétique dans les pays du Sud et mixant toutes les filières renouvelables, photovoltaïque et éolien compris. A l'instar du Plan solaire Méditerranée qui, dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée (UPM), prévoit de produire dans cette zone 20 gigawatts à partir d'énergies renouvelables, à l'horizon 2020.

Les responsables du consortium affirment, au contraire, poursuivre une stratégie qui profite à tout le monde. " Cela ne peut fonctionner que dans un rapport de réciprocité ", expliquait, fin juin, Peter Höppe, en charge du département de recherche sur les risques naturels chez Munich Re. " Selon moi, les centrales devront d'abord servir à combler les besoins de ces pays. L'Europe ne serait approvisionnée qu'ensuite ", précisait-il.

D'autant que le potentiel énergétique des déserts du nord de l'Afrique est considérable. Selon les experts de Siemens, une surface de 300 kilomètres carrés au Sahara, équipée de miroirs paraboliques, suffirait théoriquement à couvrir les besoins en énergie de la planète entière.

Pierre le Hir et Marie de Vergès (à Berlin)

© Le Monde

La poudre blanche fait parler d’elle


Pour l’écrivain italien Roberto Saviano, une grande partie du continent se criminalise à grande vitesse. Principal responsable : le trafic de cocaïne.

13.07.2009
 | Roberto Saviano | La StampaL’Afrique aujourd’hui n’est pas noire.

L’Afrique n’est pas brune, n’est pas verte, n’est pas jaune. L’Afrique aujourd’hui n’est pas d’ébène, n’est pas couleur de peau, ni couleur de savane ou couleur du désert. L’Afrique est blanche. Blanche non pas comme la peau des vieux descendants des Boers. Ni comme celle des médecins sans frontières qui la sillonnent. Ni comme celle des investisseurs. C’est le blanc de la cocaïne qui est aujourd’hui la couleur de l’Afrique. Toute l’Afrique occidentale est désormais gorgée de cocaïne et de l’argent des trafics de drogue. Toute la cocaïne qui entre en Espagne, en Italie, en Grèce, en Turquie, en Scandinavie, mais aussi en Roumanie, en Russie, en Pologne, toute cette poudre blanche transite par l’Afrique. L’héroïne est afghane. La cocaïne est sud-américaine, bien sûr. Mais aujourd’hui, ce n’est plus l’origine qui importe, l’origine de la culture, de la plante, ou du raffinage. Car désormais, la cocaïne est africaine. L’Afrique est devenue le continent blanc.

En Guinée-Bissau, le président João Bernardo Vieria, parvenu lui aussi au pouvoir par un coup d’État, a été assassiné parce qu’il gênait les intérêts des narcotrafiquants. Le président Vieria prenait un pourcentage sur les navires qui arrivaient d’Amérique du Sud, avait des accords avec les “armateurs” [voir CI n°873 du 26 juillet 2007]. Depuis 2006, les liaisons aériennes ont pris le relais, au départ du Brésil, de Cuba, du Mexique, du cœur de la Colombie, du sud du Venezuela. En 2004, les Etats-Unis lancent la West Africa Joint Operation. En quelques jours, ils saisissent plus de 1 300 kilos de cocaïne au Bénin, au Ghana, au Togo et au Cap-Vert. Les aéroports sont aux mains des narcotrafiquants. Sans eux, pas de kérosène pour les compagnies aériennes, pas d’argent pour les entreprises de nettoyage, pas de contrôleurs dans les tours. Et tout repart ensuite du cœur de l’Afrique équatoriale, soit par la route, soit à nouveau par la voie des airs.

C’est au Maroc que se sont téléscopées deux générations de narcotrafiquants. Les anciens et les nouveaux. Mahmud est policier, d’origine marocaine. Il s’est installé en Italie, voilà des années, pour sauver sa vie, après une longue infiltration des cartels du haschisch. Il me raconte avoir assisté à plusieurs rencontres entre jeunes et anciens trafiquants. Les anciens sont dans le haschisch, les jeunes dans la cocaïne. Les Mauritaniens acheminent la marchandise en provenance du Sénégal et des pays équatoriens à travers le désert, et la remettent aux Marocains qui la stockent dans des maisons situées à proximité du port. Du port, la drogue repart pour ses différentes destinations : l’Andalousie, la Campanie, le Péloponnèse, la Calabre, Vlora [Albanie]. Au Maroc, me rapporte Mahmud, toutes les conversations tournent autour de la même chose. Il m’en relate une, ordinaire, semblable aux autres. Les motivations sont toujours les mêmes, les motifs de dispute aussi. “Nous, on ne peut pas faire passer la cocaïne. Si la cocaïne passe, plus rien ne passe. Ils enverront l’armée, ce sera la guerre sur les plages, assure-t-il. “si ce n’est pas nous qui le faisons, ce seront les Libyens, et si ce ne sont pas les Libyens, ce seront les Algériens”, répondront à coup sûr les jeunes. Les trafiquants de haschisch sont tolérés depuis toujours. Au fond, leur drogue n’est pas une drogue dure, elle leur fait bien gagner leur vie mais ne les rend pas riches non plus. L’économie marocaine repose essentiellement sur le haschisch. Sans lui, la bourgeoisie n’existerait pas. L’histoire remonte à loin, et c’est toujours la même. Les rouages de l’économie écrasent les règles morales. Il en va toujours ainsi. Les patrons de la Cosa Nostra de la vieille génération ne voulaient pas vendre d’héroïne. Ils ont été éliminés par la nouvelle génération de mafiosi qui, elle, entendait se mêler au trafic. Les familles du clan des Casalesi [branche de la Camorra de la région de Naples] ne voulaient pas entrer dans le marché des déchets toxiques, ce qui aurait entraîné la destruction d’une grande partie de leur territoire. Mais elles se sont aperçues qu’en refusant une affaire importante, elles se trouvaient immédiatement fragilisées et perdaient du terrain. C’est ainsi qu’elles ont fini par pénétrer sur le marché.

L’Afrique est blanche. Blanche de la cocaïne. Même les trafiquants d’héroïne iraniens et afghans veulent faire de l’Afrique la plaque tournante de leur commerce. A l’aller, on transporte de la cocaïne et au retour de l’héroïne en Amérique du Sud, d’où elle repart pour les États-Unis – un circuit qui n’a pas encore l’ampleur de celui de la cocaïne en Afrique. Aujourd’hui, l’Afrique est le continent qui peut résoudre les problèmes des trafiquants de cocaïne, d’héroïne et même de déchets toxiques. Ce va-et-vient de drogue s’accompagne d’une augmentation considérable du nombre de toxicomanes africains. Des drogués, des toxicomanes et des cocaïnomanes sur un continent qui demeure associé à la misère et à la faim. Voilà un paradoxe qui en dit long. Les diamants, l’ivoire, l’ébène, le coltan et toutes les autres ressources arrachées à la terre d’Afrique auront essentiellement engendré le crime, et non la richesse.

Mais aujourd’hui, les substances importées, la cocaïne et les déchets toxiques, sont en train de transformer l’Afrique. Aujourd’hui, la richesse de l’Afrique vient de son immensité et non plus, ou plus seulement, du pillage de ses ressources, de son pétrole pompé du sol, de ses diamants arrachés à la terre, de son or extirpé. Le moindre trou fait l’affaire pour y enfouir des déchets toxiques, et l’Afrique entière devient une tombe à ciel ouvert : on ne s’en aperçoit que lorsque survient la tragédie. Le 19 août 2006, le Probo Koala accoste au port d’Abidjan, en Côte-d’Ivoire, avec l’autorisation de décharger 581 tonnes de déchets toxiques, destinés à une décharge unique. Au lieu de cela, ils sont déversés un peu partout, finissant même par déborder sur les terrains voisins. Bilan : 85 000 personnes intoxiquées. Comme en Italie, les déchets toxiques envahissent les décharges africaines. Le poison finit là où devraient finir les déchets ordinaires et les déchets ordinaires finissent dans la rue. Comme en Italie, mais à une échelle infiniment plus vaste, Car l’Afrique n’est pas un recoin d’un petit pays, mais un continent.

Pour émerger, le Continent noir a misé sur un produit qui ne naît pas dans ses mines, qui ne poussent pas dans ses champs. Voilà pourquoi l’Afrique est devenue blanche [voir CI n°965, du 30 avril 2009]. Blanche d’une substance qui ne lui appartient pas, d’un pouvoir qui la dévore, encore une fois incapable de créer le développement, mais seulement une richesse exponentielle pour sa sempiternelle classe dirigeante corrompue. L’Afrique est devenue une plate-forme, une plate-forme blanche où les substances illégales font leur dernier saut. La malédiction africaine ne se résume plus seulement au pillage de ses ressources, mais aussi – et c’est plus terrible encore – à l’absence de justice, à la possibilité d’acheter, avec une poignée de dollars, les âmes, les corps et la cruauté de ses habitants, et la terre d’Afrique, son corps, ses espaces. S’il existe aujourd’hui un “cœur des ténèbres” semblable à celui dont parlait Joseph Conrad, il pourrait être enfoui dans les profondeurs de cette terre empoisonnée. Mais sa couleur, sa substance, son sang, serait blanc.

04/07/2009

Le manque d'eau, la nouvelle plaie du peuple irakien


5 juillet 2009 .

Bagdad Envoyé spécial
Affecté par une grave sécheresse, le pays accuse la Turquie de " l'assoiffer délibérément "


REPORTAGE

Un nouveau malheur est en train de s'abattre sur l'Irak. Après la dictature, les conflits, l'embargo, l'invasion, l'occupation, la guerre civile et les millions de morts que tous ces fléaux ont provoqué depuis trente ans sur ce pays jadis prospère, les 25 millions d'Irakiens doivent faire face à une nouvelle plaie d'une ampleur sans précédent : le manque d'eau.

Dans le sud, berceau de la grande civilisation disparue de Sumer, des hordes de serpents quittent les marais en voie d'assèchement et commencent à s'aventurer près des habitations. Les populations de Dhi-Qar et dans les villages autour de Nassariyah et des marais d'Al-Hammar, on fait le guet jour et nuit pour protéger les vaches, les buffles et parfois les enfants.

Au centre, naguère fertile, du pays, entre Bagdad, Kerbala, Nadjaf et Kut, des milliers de paysans fondent de plus en plus souvent sur les villes, pour fuir la misère et s'y instaler. Ou pour manifester leur colère contre des autorités jugées " imprévoyantes ". En trente ans, selon le ministère de l'agriculture, les surfaces cultivables dont dépendent environ 30 % des Irakiens, ont diminué de 40 %. Le désert, qui couvre déjà 60 % du pays, gagne du terrain. Dans cette région, " les surfaces cultivées ont diminué de près de moitié cette année ", s'alarme Abdel Latif Rachid, le ministre des ressources hydrauliques. Et si cela " continue ainsi, ajoute Hassan Janabi, représentant permanent de l'Irak auprès de la FAO, la sécurité alimentaire nationale va s'en trouver gravement affectée ".

Selon les Nations unies, près de un million d'Irakiens vivent déjà dans une insécurité alimentaire permanente. Plus de six millions d'autres dépendent des distributions gouvernementales de riz, farine, sucre et huile.

Les raisons de ces malheurs au " Pays d'entre les deux rivières " - traduction de Mésopotamie, l'ancien nom de l'Irak en grec ancien - tiennent bien sûr aux conflits et à l'absence d'un système de gestion publique adéquate des réserves. Mais aussi à une sécheresse " d'une sévérité sans précédent depuis plus de trois ans ", selon le ministre. Dépendant des pluies, le nord montagneux du pays (Kurdistan et alentour) souffre d'une absence quasi-totale de bassins de réserve et de canaux d'irrigation.

Le Tigre et l'Euphrate, qui rendaient la vie possible depuis des millénaires dans les plaines surchauffées du pays, ont perdu 30 à 50 % de leur niveau en vingt ans. " Les réserves totales accumulées grâce aux six grands barrages irakiens, relève M. Janabi, sont passées de 40 milliards de m3 en 2006, à 10 milliards aujourd'hui. " En Irak, le flot de l'Euphrate a diminué des trois quarts en dix ans. Le seul grand barrage d'Haditha contenait 8 milliards de m3 en 2007, moins de 1,5 milliard à présent. " Son niveau continue de diminuer d'environ 5 centimètres par jour ! " s'alarme le diplomate irakien.

A la fin de l'an dernier, trois mille agriculteurs se sont réunis à Nadjaf pour supplier Allah de leur envoyer de l'eau. Plus réaliste, le gouvernement multiplie l'envoi d'émissaires en Turquie, là où les deux fleuves prennent leur source. " Nous demandons régulièrement à Ankara de laisser couler les eaux de l'Euphrate à un rythme d'au moins 500 m3 par seconde vers l'Irak, confie le ministre. Pour l'instant, et depuis plusieurs années, nous en recevons moins de la moitié. " De 1925 à 1973, l'Irak recevait 958 m3/seconde. L'édification, depuis 1975, de cinq barrages turcs sur ce fleuve et de deux autres en Syrie, sur le même cours d'eau, empêche l'Irak de recevoir ce que le pays considère comme son dû.

" Les Turcs nous assoiffent délibérément ! ", s'indigne l'un des parlementaires irakiens qui ont voté, le 12 mai dernier à Bagdad, une résolution interdisant dorénavant au gouvernement de signer quelque accord que ce soit - commercial ou stratégique - avec Ankara " tant que la Turquie ne nous garantira pas une part plus juste des eaux ". Des élus turcs ont répliqué en suggérant que puisque l'Irak vend son " or noir ", il n'y avait pas de raison qu'Ankara ne commerce pas son " or blanc. " La tension monte entre les deux voisins.

Faute d'une législation internationale qui permette un partage équitable des ressources, le pouvoir irakien a rejeté la motion parlementaire et préfère s'en remettre à la diplomatie. L'Irak et la Syrie veulent négocier un accord permanent, la Turquie fait la sourde oreille.

Patrice Claude.

© Le Monde