25/09/2010

Objectifs du millénaire: tout reste à faire







Du 20 au 22 septembre à New York, les dirigeants de la planète ont tiré le bilan des avancées des Objectifs du millénaire fixés pour 2015. Des résultats plus que mitigés.

Rendez-vous planétaire à New York. Du 20 au 22 septembre, les dirigeants du monde se sont retrouvés aux Nations unies pour un "Sommet contre la pauvreté". A cinq ans de la date butoir fixée à 2015 par l'ONU, il s'agissaitt du dernier bilan d'étape dans la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Cet ambitieux programme de réduction de la pauvreté a été défini en septembre 2000 lors du Sommet du millénaire, qui avait réuni 147 chefs d'Etat. Concrètement, la communauté internationale s'était alors engagée à réduire de moitié la part de la population dont le revenu est inférieur à 1,25 dollar, à diviser par deux la proportion de ceux qui souffrent de la faim, à universaliser l'accès à l'école primaire, etc.
A la différence de maintes promesses antérieures, les OMD fixaient des objectifs non seulement chiffrés, mais aussi assortis d'une échéance: 2015. Une vraie rupture après cinquante ans de déclarations de bonnes intentions. Et d'autant plus nécessaire qu'au cours des années 1990, l'aide au développement s'était essoufflée, justifiant ainsi le constat qu'elle n'avait pas permis d'accélérer fortement la croissance des pays pauvres.
"Les OMD ont eu le mérite de mobiliser les dirigeants sur le développement. Aujourd'hui, c'est la seule référence consensuelle qui existe sur le sujet entre les Etats", souligne Nathalie Péré-Marzano, déléguée générale du Crid et porte-parole de l'AMCP, l'Action mondiale contre la pauvreté (voir encadré p.40). Autre point positif: "Les OMD ont permis de revenir sur la dimension sociale du développement et d'aider à reconstruire les services sociaux qui avaient été dévastés par les programmes d'ajustement structurel", explique Serge Michailof, consultant et professeur à Sciences-Po (1). En effet, au début des années 2000, un grand nombre de pays pauvres étaient exsangues, du fait des douloureuses cures d'austérité imposées par leur endettement et exigées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) en contrepartie de leurs prêts.
Des programmes au détriment de la croissance
"On a eu cependant tendance, avec les OMD, à se focaliser sur la santé et l'éducation, au détriment de la croissance. On a mis en place des mécanismes d'aide qui accroissent la dépendance des pays du Sud. On ne les aide pas à créer la richesse qui permettrait de soutenir ces actions sociales de manière pérenne", poursuit Serge Michailof. Car si l'amélioration des conditions sanitaires et l'accès à l'éducation sont des conditions du développement, ils ne suffisent pas à assurer une croissance durable.
De plus, si les OMD, en fixant des objectifs chiffrés, ont eu l'avantage de définir des buts, ils ont eu pour inconvénient d'inciter les décideurs à "faire du quantitatif", au détriment de la qualité. Ainsi, le taux de scolarisation dans le primaire dans les régions en développement est passé de 82% en 1999 à 89% en 2008; il a même progressé de 18 points en Afrique subsaharienne. Mais on se réjouirait davantage de ce résultat - qui laisse hors d'atteinte l'objectif d'accès universel à l'éducation pour 2015 - si cette hausse n'avait pas été réalisée au prix d'un recrutement massif de professeurs non qualifiés et sous-payés qui se retrouvent face à des classes surchargées. Au détriment de la qualité de l'enseignement.
Une réduction de la pauvreté en trompe-l'oeil
Même l'avancée la plus notable - la réduction de la pauvreté - est à relativiser. L'objectif était de faire passer la proportion de personnes vivant en dessous du seuil international de pauvreté (*) dans les pays en développement de 42% en 1990 (1,8 milliard de personnes) à 21% en 2015. "Cet objectif est en passe d'être atteint. Même si la crise a ralenti le rythme", a affirmé Fabrice Ferrier, coordinateur pour la France de la Campagne du millénaire, lors de la présentation du rapport sur les OMD du secrétaire général de l'ONU en juin dernier (2).
Cependant, la réduction globale de la pauvreté est essentiellement imputable à la croissance des pays émergents, plus particulièrement de la Chine et de l'Inde. Le taux de pauvreté chinois devrait tomber à 5% d'ici à 2015. Quant à celui de l'Inde, il devrait passer de 51% en 1990 à 24% en 2015. En revanche, plusieurs autres régions du globe ne devraient pas atteindre l'objectif: l'Afrique subsaharienne, le Moyen-Orient et certains pays du Golfe, d'Europe de l'Est et d'Asie centrale. Selon la Banque mondiale, la crise a maintenu 50 millions de personnes de plus que prévu dans l'extrême pauvreté en 2009. Et ce chiffre pourrait atteindre 64 millions fin 2010. En outre, ces évaluations se cantonnent à la mesure de (l'extrême) pauvreté monétaire, c'est-à-dire au revenu disponible. Or, un même niveau de revenu peut avoir une signification bien différente selon que les personnes peuvent ou non bénéficier de la solidarité familiale ou d'un réseau social.
Un nombre record de sous-alimentés
Qui dit pauvreté, dit souvent sous-alimentation (*) . Un phénomène qui ne résulte pas le plus souvent d'une pénurie de nourriture, mais qui est la conséquence d'une insuffisance de revenu. Dans ce domaine, l'objectif fixé par les OMD est loin d'être atteint. Il posait comme but de "réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population qui souffre de la faim". En 1990, cette proportion était de 20%. Elle a certes diminué jusqu'en 2000-2002 pour atteindre 16%, mais a stagné jusqu'en 2007 pour remonter à partir de 2008, année de crise alimentaire suite aux fortes hausses des prix des denrées alimentaires.
La crise financière et économique qui a suivi n'a pas arrangé les choses, grossissant les rangs des personnes au chômage ou contraintes à des emplois précaires. Résultat: l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) estime que 1,02 milliard de personnes étaient sous-alimentées en 2009. C'est le chiffre le plus élevé depuis qu'on dispose de statistiques. Les régions les plus touchées sont l'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud (Inde, Bangladesh, Pakistan, Afghanistan…). Seule l'Asie du Sud-Est pourrait atteindre l'objectif en 2015, grâce à l'enrichissement de la Chine.
Le spectre de la crise alimentaire
"Le spectre d'une nouvelle crise alimentaire n'a pas disparu", affirme Bénédicte Hermelin, directrice du Groupe de recherche et d'échanges technologiques (Gret). Car si les prix des denrées alimentaires sont redescendus, ils restent plus élevés qu'avant 2008. Et les perspectives ne sont pas bonnes: selon l'OCDE et la FAO (3), les prix des matières premières agricoles (blé, céréales, lait…) seront en moyenne plus élevés pendant la prochaine décennie que durant celle précédant la flambée des prix de 2007-2008. La faute notamment à la spéculation sur les prix des matières premières, source de volatilité. Mais aussi à une concurrence accrue entre usage alimentaire et usage énergétique des terres agricoles cultivées. Ainsi, l'OCDE et la FAO prévoient que la production d'éthanol (utilisé comme agrocarburant) à partir de betterave, de maïs et de canne à sucre devrait doubler d'ici à 2019.
Dans ce contexte, des pays comme la Chine, le Japon ou la Corée du Sud achètent ou louent de plus en plus de terres agricoles dans certains pays du Sud, afin d'assurer l'approvisionnement alimentaire de leur propre population, au détriment des populations locales. Enfin, pour ne rien arranger, les pays en développement pourraient connaître un déclin de 9% à 21% de leur productivité agricole potentielle totale d'ici à 2050, selon la FAO, à cause du réchauffement de la planète (sécheresse, inondations, notamment).
Au final, sur les huit Objectifs du millénaire, seule la cible un du premier, relative à la pauvreté, devrait être atteinte en 2015, dans les limites décrites plus haut. L'OMD ayant fait le moins de progrès est celui qui vise l'amélioration de la santé maternelle. Selon l'OMS (4), 500 000 femmes meurent chaque année pendant la grossesse ou l'accouchement, dont 99% dans les pays en développement. En dépit de quelques avancés, 55% des femmes d'Asie du Sud et 54% de celles d'Afrique subsaharienne accouchaient sans la présence de personnel qualifié en 2008. La santé maternelle (et infantile) a d'ailleurs été un des thèmes du G8 qui s'est tenu à Toronto en juin dernier. Les chefs d'Etat ont décidé de débloquer 5 milliards de dollars additionnels sur cinq ans. Mais encore faut-il qu'ils tiennent promesse.
Une aide insuffisante
Car l'aide demeure insuffisante et la liste des engagements non honorés s'allonge (5). L'aide a certes crû de 34% entre 2004 et 2010 de la part des pays de l'OCDE, mais elle ne dépasse pas 0,32% de leur produit intérieur brut (PIB) cette année. Cette progression ne représente que 27 milliards de dollars, loin des 48 milliards d'aide additionnelle promise pour 2010 lors du G8 de Gleneagles en 2005. Une somme qui restait elle-même bien en deçà des 185 milliards de dollars jugés nécessaires pour atteindre les OMD (soit 0,54% du PIB des pays riches), selon les estimations réalisées en 2005 pour les Nations unies par l'économiste Jeffrey Sachs. Parallèlement, quinze membres de l'Union européenne s'étaient engagés à porter leur aide individuelle à 0,51% de leur PIB (6). Or, certains restent en retard, dont la France qui, malgré des efforts ces dernières années, n'a consacré à l'aide au développement que 0,46% de son PIB en 2009, un montant qui pourrait bien diminuer, rigueur budgétaire oblige.
Face à l'insuffisance de l'aide et devant l'urgence de la situation, aggravée par la nécessité de trouver des financements supplémentaires pour faire face au changement climatique, la question des financements innovants est régulièrement mise sur le tapis. A l'instar de la taxe sur les billets d'avion, qui a rapporté 2 milliards d'euros depuis son instauration en 2006. Une taxe sur les transactions financières, prônée par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel lors du dernier G20 de Toronto, et soutenue par les ONG, fait partie des projets à l'étude. Mais elle ne devrait pas être lancée avant le G20 accueilli en France en novembre 2011. Une telle taxe aurait pour avantage de stabiliser les ressources, indépendamment du bon vouloir des Etats.
Car pour le moment, en matière d'aide, chaque pays demeure maître du montant et du contenu. Ainsi, en ce qui concerne la France, il faut distinguer dans la somme totale ce qui relève de l'aide réelle et d'artifices financiers. La France inclut dans son aide publique des annulations de dettes et des dépenses qui ne profitent pas aux populations pauvres, tel que l'accueil d'étudiants étrangers ou l'assistance technique par du personnel expatrié. Au total, Coordination Sud considère que l'aide "réelle" de la France entre 2002 et 2008 ne représentait en moyenne que 57% de l'aide officielle.
La qualité laisse à désirer
"Au-delà de la quantité, il faut veiller à la qualité de l'aide", plaide en outre Nathalie Péré-Marzano. L'AMCP, avec d'autres organisations comme l'OCDE, prône ainsi l'appropriation par les pouvoirs publics et la société civile au Sud des mécanismes de distribution et d'utilisation de l'aide. Ainsi que leur implication dans la définition des politiques qu'elle est censée financer (voir encadré). "Les bénéficiaires devraient pouvoir se saisir de la façon de parvenir aux OMD", affirme Pascal Erard, responsable du plaidoyer au CFSI.
En termes de qualité, il est aussi nécessaire de repenser l'orientation de l'aide. "L'aide me paraît trop orientée vers les dimensions dites "sociales", et cela risque de compromettre l'avenir", estime Jean-Michel Severino, inspecteur général des Finances et ancien directeur de l'Agence française de développement (AFD). "Aujourd'hui, nous observons des dynamiques de croissance forte en Afrique au sud du Sahara. Il est crucial de les accompagner pour qu'elles soient durables", poursuit-il (7). Comment? Notamment en épaulant l'économie informelle, qui représente la moitié des emplois urbains en Afrique. En aidant à la construction ou à la reconstruction d'appareils d'Etat capables de recouvrer les taxes pour ensuite financer les services sociaux. Ce qui passe aussi par une lutte efficace contre la corruption. Ainsi qu'en encourageant les investissements dans l'agriculture.
La priorité agricole
"C'est d'abord en soutenant l'agriculture qu'on résoudra le gros du problème de la pauvreté", ajoute Serge Michailof. Car les trois quarts des pauvres de la planète vivent en milieu rural et dépendent directement des activités agricoles pour leur revenu. Paradoxalement, les petits producteurs représentent 80% des personnes sous-alimentées. Or, les budgets consacrés à l'agriculture sont trop faibles. En Afrique subsaharienne, rares sont les pays qui y consacrent plus de 4% de leur budget national. Et la part de l'aide publique mondiale au développement destinée à ce secteur a chuté de 17% à 3,8% entre 1980 et 2005. "Investir dans l'agriculture, ce serait donner aux paysans accès à une formation, au crédit, à des intrants de qualité et à des semences adaptées aux conditions locales", explique Bénédicte Hermelin.
"Mais rien ne sert d'investir dans l'agriculture si l'on poursuit par ailleurs la libéralisation des marchés agricoles", rappelle-t-elle. Car l'ouverture des frontières, préconisée par les organisations internationales, dont l'Organisation mondiale du commerce (OMC), a été défavorable aux petits producteurs. Leurs produits ont été concurrencés par des importations moins onéreuses, puisque bénéficiant de coûts de production plus favorables ou de subventions.
Or, aujourd'hui, dans le domaine agricole, l'Union européenne continue à subventionner, directement ou indirectement, ses exportations. Tout en faisant pression sur ses "clients" du Sud pour qu'ils réduisent leurs protections commerciales dans le cadre d'accords de partenariat économique (*) . Ce qui revient plus ou moins à reprendre d'une main ce qui est donné de l'autre, dans l'agriculture comme dans d'autres domaines.
"Les enjeux de mise en cohérence des politiques est au moins aussi important que le montant de l'aide", constate Pascal Erard. Il faudrait donner la possibilité aux pays du Sud de protéger certaines productions nationales et de choisir quels sont les produits qui sont ouverts aux importations" (8). Il s'agirait donc de donner davantage de pouvoir de décision aux acteurs des pays en développement et, par conséquent, de s'éloigner d'une approche caritative. Car sortir de la pauvreté, ce n'est pas seulement en finir avec l'indigence. C'est aussi avoir des droits économiques, sociaux, culturels et politiques. Et d'avoir la capacité de prendre en main les conditions de son avenir.

    * Seuil international de pauvreté : seuil en dessous duquel une personne est considérée comme pauvre. Il est fixé à 1,25 dollar par jour. Mais pour tenir compte des disparités nationales de pouvoir d'achat, la proportion de la population vivant en dessous de ce seuil est évaluée en parité de pouvoir d'achat (PPA). * Sous-alimentation : situation dans laquelle l'apport calorique est inférieur aux besoins énergétiques alimentaires minimaux, c'est-à-dire à la quantité d'énergie nécessaire à la pratique d'une activité légère et au poids minimum acceptable pour une taille donnée, selon la FAO. * Accord de partenariat économique (APE) : accord par lequel les anciennes colonies doivent ouvrir 80% de leur marché à l'Union européenne, en échange d'un accès préférentiel au marché européen pour leurs exportations. Auparavant, ces préférences étaient accordées sans contrepartie.
(1)
Serge Michailof a publié Notre maison brûle au Sud. Que peut faire l'aide au développement, éd. Fayard, mars 2010. (2)
Rapport 2010 sur les OMD des Nations unies disponible sur www.un.org/fr/millenniumgoals/pdf/report2010.pdf (3)
Voir "Perspectives agricoles 2010-2019" sur www.ocde.org (4)
Rapport "Les femmes et la santé" sur www.who.int/gender/women_health_report/fr/index.html Voir également la campagne associative www.santepourtoutes.org (5)
Voir "Aide au Sud: le compte n'y est pas", Alternatives Economiques n° 292, juin 2010, disponible dans nos archives en ligne. (6)
Voir le rapport AidWatch de la fédération européenne d'ONG Concord sur www.concordeurope.org (7)
Voir le dossier "Comment mieux aider le Sud?", Alternatives Internationales n° 47, juin 2010, disponible dans nos archives en ligne. (8)
Voir "Pour des politiques européennes cohérentes avec la réduction de la faim dans le monde", CFSI, accessible sur www.cfsi.asso.fr/upload/brochure%20PE_BasDef_1.pdf
Claire Alet
Alternatives Economiques n° 294 - septembre 2010

La montée en puissance des salafistes déstabilise le Mali


26 septembre 2010

Laïc, musulman à 95 %, se réclamant d'un islam tolérant, le Mali est confronté à la montée en puissance des salafistes. Notre envoyé spécial à Bamako décrit ce tournant majeur dont la première victime est le code de la famille progressiste adopté par les députés. " Si nous continuons de laisser les salafistes "dire la vérité" sur l'islam, nous fonçons droit dans le mur, déclare au Monde Mahamadou Diallo, imam de la grande mosquée de Torokorobougou. L'islamisation de la société malienne est en train de déboucher sur un intégrisme totalement étranger à nos traditions. "

L'irruption des religieux salafistes bouleverse la scène politique au Mali

 
L'imam Mahmoud Dicko (au centre), président du Haut Conseil islamique, s'adresse, le 22 août 2009 
à Bamako, à la foule des manifestants contre la réforme du code de la famille. H. KOUYATE/AFP
Bamako Envoyé spécial
La contestation de la réforme du code de la famille marque un tournant dans un pays laïque, à tradition confrérique musulmane tolérante
Violent, le premier tonnerre d'applaudissements a surpris. " La femme doit être soumise ", avait asséné un étudiant bamakois au micro de RFI. S'agissait-il d'un simple défoulement du gros millier de jeunes Maliens - très majoritairement des hommes - venus pour l'enregistrement d'un débat sur le statut des femmes, lundi 20 septembre à l'université de Bamako, dans une chaleur de four ? La suite a montré qu'il n'en était rien.
Systématique fut l'acclamation des propos tenus par un responsable musulman défendant le droit des maris à " corriger " leurs épouses et fustigeant les femmes courant après le " le mirage de l'égalité au détriment de la maternité ". Quant aux trois personnalités féminines invitées à défendre l'émancipation, elles furent vigoureusement huées et sans cesse condamnées à la défensive. A l'image du débat qui déchire la société malienne depuis le 22 août 2009.
Ce jour-là, à l'appel des organisations musulmanes, plus de cent mille personnes réunies dans un stade de Bamako ont réclamé et obtenu le retrait du code de la famille progressiste que venaient d'adopter les députés. Une première dans un pays laïque, musulman à 95 %, se réclamant d'un islam confrérique tolérant. Et une sérieuse source de préoccupation dans un Mali rongé par la pauvreté, dont le Nord désertique sert de sanctuaire aux preneurs d'otages d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI).
" Les salafistes ont pris les rênes de l'islam malien, se désole Mahamadou Diallo, imam de la grande mosquée de Torokorobougou, à Bamako, représentant de la tradition soufie. Si nous continuons de les laisser dire la vérité sur l'islam, nous fonçons droit dans le mur ". " Avec l'irruption des religieux sur la scène politique, l'islamisation de la société malienne est en train de déboucher sur un intégrisme totalement étranger à nos traditions ", diagnostique Coumba Sangaré, cadre dans une grande société, l'une des rares femmes qui tient encore publiquement ce discours.
Les traditions, c'est pourtant au nom de leur défense que le Haut Conseil islamique du Mali (HCIM), interface entre les religieux et l'Etat, a décrété, voici un an, une mobilisation qui s'est diffusée dans le pays comme une traînée de poudre. " Chez nous, le père de famille est comme un chef de service : toute la famille lui doit obéissance, énonce l'imam Mahmoud Dicko, président du HCIM et grand organisateur de la fronde. La société malienne est solidement bâtie sur des valeurs telles que la complémentarité entre les hommes et les femmes, pas sur leur égalité. Ceux qui défendent la réforme ont été formés par les Blancs. Pourquoi devrions-nous accepter une loi dictée par les Occidentaux alors que vous interdisez la burqa au nom de la défense de votre identité ? "
Cette rhétorique, visant aux besoins le " colonisateur ", a justifié le rejet des dispositions de la réforme portant notamment sur les obligations de l'épouse ainsi que sur le droit des femmes et des enfants naturels à hériter. " Dans notre culture, un enfant né hors mariage ne peut jamais être légitime ", martèle M. Dicko. Quant à l'âge du mariage des filles, le président du HCIM souhaite qu'il reste fixé à 15 ans " puisqu'on ne peut les empêcher d'être enceintes ".
Même si l'islam est mis en avant, " les ressorts de la contestation du code de la famille sont d'abord identitaires, analyse l'anthropologue Gilles Holder, chargé de recherches au CNRS. La réforme du code de la famille a été perçue comme une ingérence de l'Etat dans des pratiques sociales. "
L'argument de la recolonisation culturelle a ainsi montré sa puissance de mobilisation. Le thème de la perte de pouvoir sur les femmes a aussi contribué à radicaliser des hommes déstructurés par l'exode rural et le chômage. Dans un Mali majoritairement analphabète, des religieux ont même réussi à faire croire que le nouveau texte autorisait le mariage homosexuel.
Un autre ferment de radicalisation réside dans la concurrence que se livrent les tendances de l'islam malien. Le courant " wahhabite " (qui prône une interprétation littéraliste du Coran) a pris le contrôle du HCIM en 2007. Mais son président, Mahmoud Dicko, a pour ennemi juré le très populaire Chérif Ousmane Madani Haïdara, " guide spirituel " dont le talent oratoire digne d'un prédicateur évangélique et l'islam délibérément festif remplissent un grand stade de Bamako à chaque fête du Mouloud.
Il contrôle aussi Banconi, le quartier populaire de la ville où il vit avec ses quatre femmes et leur vingtaine d'enfants. Là, dans un dédale de rues boueuses, sa prodigalité fait surgir mosquée et centre de santé.
Face à ces poids lourds, les défenseurs de la réforme préfèrent désormais se taire, tant le souffle de la contestation a été violent. " Les femmes musulmanes qui luttaient pour l'égalité ont été laminées et les féministes privées de tout espace ", constate Gilles Holder. Le silence et les ambiguïtés d'Aminata Traoré, figure de l'altermondialisme malien, en disent long sur la force de cette lame de fond. Le code la famille ? " Je n'en pense rien ", glisse la militante qui considère cette réforme comme une nouvelle manifestation de la soumission aux injonctions des Occidentaux.
Nul ne peut encore mesurer les conséquences pour la jeune démocratie malienne du camouflet infligé à des députés souvent déjà perçus comme des profiteurs. " Nous avons été plus forts que les élus. Ça leur pose un problème de légitimité ", exulte Hamadou Diamoutani, secrétaire général du HCIM. " Les religieux ont récupéré la question sociale abandonnée par les politiques ", résume Gilles Holder. Alors que la politique du " consensus " menée par le président Amadou Toumani Touré (surnommé " ATT ") a anesthésié le débat public, les religieux contribueraient, selon M. Holder, à repolitiser la société et, ce faisant, à relégitimer l'idée d'Etat.
Un an après l'annonce par " ATT " d'un " renvoi en deuxième lecture " du texte, une nouvelle concertation avec les religieux est en cours. Le rapport de forces est désormais tel qu'un code plus " musulman " que l'actuel pourrait sortir de l'exercice. Il n'est d'ailleurs pas certain que le chef de l'Etat prenne le risque d'un nouveau vote à l'approche de l'élection présidentielle de 2012.
D'autant que l'imam Dicko et ses proches sont bien décidés à pousser leur avantage. " Avec une telle force, on ne peut pas rester en dehors du champ politique ", avouent-ils. Déjà, ils envisagent d'exiger la fermeture des débits de boisson pendant le ramadan. L'école, la corruption mais aussi " la paix et la sécurité dans la bande sahélo-saharienne " font partie de leurs centres d'intérêt. L'imam Dicko refuse d'ailleurs de condamner les enlèvements d'étrangers par AQMI. Il botte en touche, affirmant qu'" aucune religion n'est autant prise pour cible que l'islam aujourd'hui ".
Alors que rien n'étaie, pour l'heure, l'hypothèse selon laquelle la société malienne islamisée pourrait constituer un terrain propice au terrorisme, plusieurs observateurs maliens n'hésitent pas à établir ce lien. " Les conflits israélo-palestinien et afghan ont des résonances parmi nos jeunes qui forment 75 % de la population. Le terreau est idéal pour les islamistes. AQMI menace non seulement nos Etats mais nos sociétés, estime Soumeylou Boubeye Maiga, ancien ministre de la défense.
Quant au journaliste Adam Thiam, éditorialiste au quotidien Le Républicain, il craint " à moyen terme une jonction entre l'islam militaire d'AQMI et l'islam politique des dirigeants de l'islam malien ". Une analyse que ne sont pas loin de partager de hauts diplomates français. " Au Mali pas plus qu'au Niger, le terrorisme n'a d'écho dans la société pour le moment, constate l'un d'eux. Et d'appuyer son propos : " Pour le moment. "
Philippe Bernard
© Le Monde

10/09/2010

Droit à l'eau : " Passer de la théorie à la mise en oeuvre "

11 septembre 2010

L'experte Catarina de Albuquerque revient sur la reconnaissance de l'accès à l'eau comme droit de l'homme

ENTRETIEN
Catarina de Albuquerque est l'experte indépendante du Conseil des droits de l'homme des Nations unies chargée de l'eau et de l'assainissement. Elle a été nommée en 2008 afin d'identifier les obstacles à l'accès à l'eau et à l'assainissement, les bons exemples, et de préciser le sens du " droit à l'eau ".
Considérée comme une des meilleures spécialistes, cette Portugaise participe à la Semaine mondiale de l'eau de Stockholm, qui se déroule jusqu'au samedi 11 septembre, et revient sur la reconnaissance, le 28 juillet, du droit humain à l'eau par les Nations unies.


L'Assemblée générale des Nations unies vient de reconnaître que l'accès à l'eau potable était un droit humain fondamental. Est-ce une " avancée historique ", comme l'a dit la secrétaire d'Etat française à l'écologie, Chantal Jouanno ?

C'est un pas très important. Bien sûr, cela reste une déclaration d'intention, qui n'impose pas d'obligation légale aux Etats : je ne peux pas aller devant un tribunal et invoquer la résolution pour faire condamner un Etat. Mais reconnaître que ce droit existe, c'est donner de la visibilité au sujet, et montrer une volonté politique de le mettre en oeuvre, à la fois au niveau national et par l'aide au développement. Les Etats devront tenir leurs engagements.
Jusqu'à présent, on a beaucoup discuté pour savoir si l'accès à l'eau était un droit de l'homme ou pas. Maintenant, on en a fini avec la théorie : c'est écrit noir sur blanc, 122 pays ont voté pour, aucun n'a voté contre. On doit s'investir complètement dans l'essentiel, c'est-à-dire la mise en oeuvre concrète de ce droit.

Combien de personnes en sont aujourd'hui privées ?

Hélas, on ne le sait pas très bien. Presque un milliard de personnes n'ont pas accès à une source d'eau " améliorée ", c'est-à-dire un point d'eau assez protégé. C'est déjà considérable, mais complètement sous-estimé. J'ai ouvert des robinets dont sortait une eau marron, non potable de façon évidente. C'était pourtant considéré comme des sources " améliorées " par les statistiques. On sait aussi que 2,9 milliards de personnes n'ont pas de robinet d'eau chez elles ou à proximité, et que 2,6 milliards ne disposent pas d'assainissement de base.


Quelles sont les conséquences ?

Des maladies, des morts. Chaque année, 1,6 million de personnes - pour la plupart des enfants - décèdent de maladies liées à une eau sale. Mais aussi des jours d'école et de travail perdus, des violences physiques... Cela touche en particulier les femmes. Quand les écoles n'ont pas de toilettes séparées, les filles qui ont leurs règles n'y vont plus, elles ont honte. L'accès à l'eau et à l'assainissement est indispensable à la réalisation des autres droits de l'homme : droit à la vie, à la santé, à l'éducation...


Jusqu'à présent, beaucoup d'Etats, dont les Etats-Unis, se montraient réticents à reconnaître le droit à l'eau. Comment expliquer l'adoption de la résolution ?

Effectivement, cela a été une surprise. Personne ne pensait que les Boliviens, qui ont présenté le texte, iraient au bout de leur démarche. Certains Etats ont été mécontents d'être contraints à se prononcer. Mais la pression de l'opinion publique compte. Personne n'a eu le courage de voter non, et ces Etats - 41 pays - se sont contentés de s'abstenir.


Que craignent-ils ?

Il y a beaucoup de malentendus. Certains pensent que le droit à l'eau veut dire que l'eau potable doit être gratuite pour tous. C'est faux. Cela signifie que l'Etat doit créer un environnement favorable à la réalisation du droit à une eau saine, à proximité et à un coût accessible, et qu'on ne peut pas en être privé parce qu'on est pauvre. D'autres disent : si on reconnaît ce droit, cela signifie que le secteur privé ne peut pas être impliqué dans la distribution d'eau. C'est également faux. Il faut que l'Etat s'assure que le droit à l'eau est respecté, que le fournisseur du service soit public ou privé.

Certains redoutent aussi qu'on leur impose d'approvisionner leurs voisins pauvres en eau.

C'est encore un malentendu. Au niveau international, il y a une obligation générale de coopération. Les Etats en mesure de soutenir d'autres pays doivent aider ceux de leur choix, dans la mesure de leur possibilité, par l'aide au développement. C'est tout. Aucun pays en développement ne va pouvoir venir voir la France et lui réclamer des mètres cubes d'eau. Je fais tout ce que je peux pour dissiper ces malentendus.


Du 20 au 22 septembre, les Etats se réunissent à New York pour faire le point sur les Objectifs du millénaire de lutte contre la pauvreté, dix ans après leur adoption. Où en est-on en matière d'eau et d'assainissement ?

Sur l'assainissement, on n'atteindra pas l'objectif - diviser par deux le nombre de personnes sans assainissement de base d'ici à 2015 - , et la situation s'aggrave. Pour l'accès à des sources d'eau améliorées, on va globalement les atteindre.
C'est un progrès, mais ce n'est vraiment pas l'idéal. D'une part, parce que cette eau n'est pas forcément potable. De l'autre, parce qu'on accepte que les 50 % restants n'aient pas d'accès à ces sources. Il faut redéfinir la façon dont les progrès sont mesurés, pour être beaucoup plus proche de la réalité et des besoins des gens.


Pourquoi ce semi-échec ?

Ce n'est pas l'eau qui manque. Même si on en consomme de plus en plus, elle est présente en quantité suffisante pour que chacun dispose de 50 à 100 litres par jour. Cela représente seulement 4 à 5 % des volumes consommés dans le monde. C'est la volonté politique qui fait défaut. Quand elle est là au plus haut niveau, même les pays les plus pauvres y arrivent.

Par exemple ?

Le Bangladesh a fait des progrès considérables en matière d'assainissement, bien qu'on dise toujours que cela coûte très cher, avec des technologies développées sur place. Ils ont conçu des toilettes qui ne coûtent que quelques dollars. Cela ne sert à rien d'imposer des technologies de pointe dans les pays pauvres.
L'autre point important, c'est que les habitants soient informés et associés. Les agences de développement ont dépensé des milliards dans des installations d'assainissement qui n'étaient pas utilisées, car les gens ne savaient pas quels bénéfices ils pourraient en tirer, contrairement à ce qui se passe aujourd'hui au Bangladesh.


L'accès à l'eau n'intéresse pas les gouvernements ?

Beaucoup n'ont pas encore compris que ça vaut la peine d'en faire une priorité. Pour chaque dollar investi, les dépenses évitées sont au moins de 9 dollars. Il faut une alchimie : une vision au plus haut niveau, un ministre des finances sensible à cette question... Sinon il n'y a pas d'argent. C'est aussi une question de personnalités. Si le déclic a lieu, le pays attire les investisseurs et l'aide financière. Cela se passe au Bangladesh, en Egypte, en Afrique du Sud. Ces exemples permettent d'espérer.
Propos recueillis par Gaëlle Dupont
© Le Monde

08/09/2010

L'agriculture africaine veut faire sa révolution verte

4 septembre 2010

Le Forum international qui s'achève samedi au Ghana a mis en évidence l'émergence de nouvelles approches

Atteindre l'indépendance alimentaire, voire transformer l'Afrique en producteur majeur de produits agricoles à l'échelle mondiale : ce n'est pas un rêve, mais bien un objectif pour les participants au Forum sur la révolution verte en Afrique, qui s'achève à Accra, au Ghana, samedi 4 septembre. Réunissant plusieurs centaines de ministres, entrepreneurs, représentants d'organisations agricoles et d'organismes internationaux, banquiers et experts, ce Forum concrétise un regain d'intérêt pour l'agriculture africaine.
" Depuis 2000, les choses se sont redressées : la conscience s'est faite qu'il fallait soutenir l'agriculture, dit Mamadou Cissokho, président d'honneur du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l'Afrique de l'ouest (Roppa). Mais il faut se remettre de vingt-cinq ans de politique d'ajustement structurel et de six grandes sécheresses. "
L'idée que l'agriculture est la clé du développement africain s'est manifestée avec l'engagement de Maputo, en 2003, lorsque les chefs d'Etat africains ont promis de consacrer au moins 10 % de leurs budgets nationaux à l'agriculture. L'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) a été créée en 2006. En 2008, 59 gouvernements publiaient un rapport élaboré par quatre cents agronomes : cette Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement (Eistad) promouvait l'agroécologie, une agronomie qui s'appuie sur les processus écologiques, et le soutien aux cultures vivrières.
La crise alimentaire de 2008 a achevé de convaincre de l'importance d'une politique agricole forte. Les émeutes contre " la vie chère " qui viennent de se dérouler au Mozambique témoignent de l'urgence de cette réorientation.
Mais quelle politique agricole faut-il mener ? Soutenu par la Fondation Rockefeller et la Fondation Melinda et Bill Gates, soutiens des organismes génétiquement modifiés - la Fondation Gates vient d'investir 23 millions d'euros dans Monsanto, l'AGRA est soupçonnée par certaines organisations non gouvernementales de vouloir favoriser une solution technologique. Namanga Ngongi, son président, s'en défend : " Nous travaillons avec des semences conventionnelles, mais il faut améliorer celles-ci. De même, la question des engrais est essentielle : l'Afrique utilise 8 kg d'engrais à l'hectare. C'est très peu. Si l'on passait à 30 kg, cela changerait le visage de l'agriculture. "
Mais l'amélioration des techniques n'est pas le seul enjeu. " Il faut aussi organiser les structures agricoles : réduire les coûts de transaction, mieux gérer la formation et la commercialisation, mobiliser les banques locales, affirme Namanga Ngongi. Ce n'est pas le capital qui manque, mais l'expérience et les méthodes pour prêter au petit paysan. "
De nombreux agronomes estime qu'une révolution verte en Afrique ne peut pas seulement reposer sur des améliorations technologiques traditionnelles. " L'avenir agricole de l'Afrique subsaharienne repose sur des systèmes de production agroécologique et d'agroforesterie économes en intrants ", dit Jacques Berthelot, de l'association Solidarité.
" Lors d'Agro 2010, le grand congrès international de la société européenne d'agronomie, presque toutes les communications portaient sur l'agroécologie ", confirme Michel Griffon, directeur adjoint de l'Agence nationale pour la recherche. Utiliser les processus biologiques, associer cultures, arbres et élevage dans l'agroforesterie, jouer sur la diversité des cultures pour se protéger des ravageurs, développer la fumure organique plutôt que chimique : tels sont les principes mis en avant par l'agronomie, qui ne veut plus se reposer sur l'amélioration des semences et l'augmentation de l'usage des engrais et pesticides.
Cette nouvelle démarche est reprise par un acteur important de la Révolution verte des années 1960 : le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR), qui met en avant l'expérience du " jardin potager africain " développée au Bénin et au Niger. Elle associe technologie d'irrigation au goutte-à-goutte, cultures de légumes combinées avec des arbres fruitiers, partage communautaire des frais engagés.
Mais la solution au problème agricole africain n'est pas seulement technique ou organisationnelle. Selon Mamadou Cissokho, " les accords de l'Organisation mondiale du commerce nous ont enlevé la protection aux frontières. Nous importons jusqu'à 40 % de notre alimentation, nous n'avons pas de marché régional ni continental. Il faut nous laisser avoir des marchés régionaux et développer la recherche. Fondamentalement, cela implique une protection aux frontières de nos cultures vivrières ".
Ce point de vue constitue une divergence majeure avec ceux qui plaident pour la libéralisation des échanges. Mais il prend une actualité nouvelle avec l'achat des terres africaines par des opérateurs étrangers. Dans un rapport publié le 30 août, l'ONG Les Amis de la Terre affirme que 4,5 millions d'hectares de terres sont sur le point d'être acquis par des investisseurs étrangers afin de produire des agrocarburants destinés essentiellement au marché européen. " C'est de la folie de se lancer dans la bioénergie, juge Ngongi Namanga. Le continent est déficitaire en produits alimentaires, il faut d'abord produire pour nourrir la population. "
Hervé Kempf

© Le Monde

M. Annan : " Il ne s'agit pas seulement d'assurer la sécurité alimentaire, mais d'exporter "

ENTRETIEN
Le Ghanéen Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations unies, est président du conseil de l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA).
Quelles sont les perspectives de l'agriculture africaine ?
La croissance démographique impose de produire plus de nourriture. Mais il faut avant tout changer d'état d'esprit : il ne s'agit pas seulement d'assurer la sécurité alimentaire de l'Afrique, mais aussi de pouvoir exporter. Le secteur privé a un rôle important à jouer : il faut pouvoir fournir aux paysans des semences améliorées, transformer les produits pour les amener sur le marché, être capable de les stocker durablement. L'essentiel est que les paysans puissent satisfaire leurs propres besoins, et vendre leurs surplus sur le marché.
Mais près de 300 millions d'Africains ne mangent pas à leur faim. Quelle est la solution ?
Au Mali, des chercheurs ont mis au point un sorgho donnant quatre tonnes par hectare au lieu d'une. Le gouvernement est totalement engagé pour transformer l'agriculture du pays. Il existe un réseau de 150 magasins fournissant des semences, des engrais et les outils agricoles, évitant ainsi aux paysans de parcourir de longues distances pour s'approvisionner. Je pense que cette combinaison de recherche, de volonté politique et de bonne organisation du marché va se généraliser. On va aussi développer l'irrigation.
Si l'on agit sur tous ces facteurs, il n'y a pas de raison qu'une révolution verte ne se produise pas en Afrique. Mais une condition essentielle est la volonté politique. Cela commence à se produire : onze gouvernements africains investissent 10 % ou plus de leur budget dans l'agriculture.
Ils ne sont pas très nombreux...
Cela va se généraliser. Beaucoup d'Africains se rendent compte qu'il ne s'agit pas seulement d'assurer la sécurité alimentaire, mais aussi de créer des emplois et de limiter l'exode rural. La responsabilité de cette situation incombe aussi à la Banque mondiale, qui n'a pas investi dans l'agriculture pendant vingt ans. Cela a commencé à changer depuis deux ans.
Une protection douanière est-elle nécessaire pour soutenir les petits paysans africains ?
En Europe et aux Etats-Unis, les agriculteurs sont largement subventionnés par les gouvernements. Il devrait en aller de même en Afrique. Je pense que le protectionnisme, par principe, pervertit le marché et crée des problèmes. Mais pour aider les paysans africains, certaines mesures peuvent être nécessaires.
Que pensez-vous des organismes génétiquement modifiés ?
A l'AGRA, nous utilisons les méthodes conventionnelles d'amélioration des plantes. L'adoption des OGM relève du choix des pays. En Europe, ils ne sont généralement pas acceptés. Il en va de même en Afrique.
L'Afrique va-t-elle pouvoir surmonter l'épreuve du changement climatique ?
Au Mali, j'ai été très étonné de la connaissance qu'ont les paysans du changement climatique. J'ai réalisé qu'ils le ressentaient déjà et commençaient à s'y adapter. Mais il faut que les économistes et les chercheurs travaillent vraiment avec eux, sinon nous ne réussirons pas à transformer l'agriculture africaine.
Propos recueillis par H. K.
© Le Monde

En Inde, les greniers sont pleins, les pauvres ont faim

LeMonde.fr
Article paru dans l'édition du 02.09.10


'Inde croule sous les réserves de céréales (riz, blé...) qui pourrissent en plein air, faute de lieux de stockage appropriés. Ces stocks, gérés par le gouvernement indien pour faire face à une chute de la production agricole comme lors de sécheresses ou d'inondations, sont également destinés aux plus démunis, à des prix subventionnés. Mais le système de distribution est miné par la bureaucratie et la corruption. 60 millions de tonnes entreposées, soit le triple des stocks nécessaires, dorment dans les entrepôts ou sous des bâches en plastique, et 11 millions de tonnes auraient déjà été détruits par la mousson, selon le quotidien Hindustan Times.
Cette négligence s'apparente à un « génocide », selon des experts nommés par la Cour suprême de justice, laquelle a ordonné, mardi 31 août, au gouvernement, de distribuer gratuitement du riz et d'autres céréales aux plus pauvres, plutôt que les voire détruits par les rats.
Depuis la révolution verte des années 1970, la production agricole indienne ne cesse d'augmenter, sans profiter à ceux qui ont le ventre vide. La moitié des enfants du pays, âgés de moins de 5 ans, souffrent de malnutrition. Et la croissance économique de ces dix dernières années n'a rien changé à leur situation : le taux de malnutrition n'a pas diminué de 1999 à 2006.
La situation de l'Inde, onzième puissance économique mondiale, est pire qu'en Afrique subsaharienne alors que le pays s'enrichit et ne connaît ni guerre civile ni crise politique. L'image d'une nation aux ventres vides et aux greniers à blé remplis suscite la colère dans le pays.
« Pourquoi le gouvernement n'a pas allégé ses stocks l'année dernière quand la plupart du pays souffrait de la sécheresse, et que l'inflation des produits alimentaires frôlait les 20 % ? Deuxièmement, pourquoi augmenter les stocks alors qu'ils pourrissent dans les hangars ? », demande l'économiste Himanshu dans une tribune publiée dans le quotidien Mint.
Outre les problèmes de gestion des stocks et d'entreposage, c'est le système de distribution publique, déficient et corrompu, qui pose problème. D'après un rapport publié en 2008 par des experts auprès de la Cour suprême, les magasins de rationnement ne sont ouverts en moyenne que deux à trois jours par mois. Et rares sont les Indiens qui peuvent acheter en une seule fois les 25 ou 30 kg de riz ou de blé auxquels ils ont droit chaque mois. Leur salaire suffit à peine pour vivre au jour le jour. Le rapport note que « beaucoup, parmi les plus vulnérables ne profitent pas des programmes d'aide alimentaire du gouvernement, ou ne sont pas couverts de manière adéquate ».
Mieux vaut être riche pour profiter des rations alimentaires réservées aux pauvres : les cartes de rationnement falsifiées s'achètent aux fonctionnaires corrompus. D'après un audit effectué par le commissariat au Plan en 2005, seuls 42 % des denrées subventionnées parviennent à ceux qui souffrent de malnutrition. Ceux qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté utilisent parfois leurs cartes de rationnement pour contracter des emprunts. Ils les donnent en gage aux usuriers ou aux propriétaires des magasins de rationnement, afin de marier leurs enfants ou rembourser d'autres dettes.
Les cartes jaunes, destinées aux plus pauvres, valent de l'or car elles permettent de revendre sur le marché des céréales achetées à seulement 4 ou 5 centimes d'euro le kilo. La corruption et les coûts de gestion absorberaient de 40 % et 70 % du budget alloué chaque année au système de distribution publique.
Comment réformer le système ? Après avoir instauré le droit à l'information, puis le droit à l'éducation, le gouvernement prépare une nouvelle loi garantissant à chacun le droit à l'alimentation. En 1971, la premier ministre Indira Gandhi s'était fait élire grâce au slogan « Eliminer la pauvreté ». Trente-huit ans plus tard, le Parti du Congrès dirigé par Sonia Gandhi, belle-fille d'Indira Gandhi, a remporté les élections sur une promesse similaire, celle de la « croissance partagée ». Entre-temps, l'Inde s'est enrichie et elle compte toujours 651 millions de pauvres, d'après les estimations de la Banque asiatique de développement.
Le mouvement Campagne pour le droit à l'alimentation prône l'accès aux denrées alimentaires de base subventionnées par le gouvernement à tous les habitants du pays. La comptabilisation des pauvres, en Inde, est sujette à de nombreuses polémiques portant sur les critères retenus, et les listes, souvent manipulées, manquent de fiabilité.
D'après un recensement effectué en 2005 et en 2006, seuls 56 % des foyers qui vivaient au-dessous du seuil de pauvreté, étaient répertoriés comme tels par le gouvernement. Enfin, un foyer peut sombrer dans la pauvreté, du jour au lendemain, en cas de catastrophe naturelle, ou si l'un de ses membres décède ou tombe malade.
« Pour ceux qui ont faim, le système de distribution publique universel servira de bouée de sauvetage. Pour les autres, ce sera une forme de soutien financier et de sécurité sociale », explique l'économiste Jean Drèze, membre de la Campagne pour le droit à l'alimentation. Mais cette réforme risque de coûter cher : plus de 17 milliards d'euros selon M. Drèze. Le pays sera-t-il prêt à consacrer 1,5 % de son produit intérieur brut (PIB) au combat contre la faim ? Le projet de loi du gouvernement devrait être dévoilé d'ici à cet hiver.
Julien Bouissou