ANDHI estimait que le développement des sanitaires était un objectif plus important que l'indépendance. L'Inde s'est émancipée de la férule britannique, mais un Indien sur trois seulement a aujourd'hui accès à des toilettes décentes. Et près de 700 000 intouchables continuent à les curer à la main. Dans les zones rurales, moins de la moitié des écoles disposent de latrines. Cette réalité, l'économiste franco-indienne Shyama Ramani (INRA-Ecole polytechnique) l'ignorait, avant le tsunami de 2004.
Emue par la catastrophe, cette spécialiste de la théorie des jeux décide de monter un projet humanitaire de long terme. « Sur place, je me suis rendu compte qu'il y avait suffisamment d'argent pour l'urgence. J'ai donc organisé un voyage d'étude pour des femmes de Kameshwaram, un village loin de tout, afin de déterminer avec elles quelle infrastructure leur paraissait la plus utile », raconte-t-elle. Elle a été surprise par leur réponse, unanime : « Des toilettes, comme à l'université ! »
A Kameshwaram, comme dans le reste de l'Inde rurale, faute de latrines, la population défèque dans les champs ou dans la forêt. Pour sauvegarder leur dignité, les femmes attendent la nuit ou l'aube. Outre les problèmes gynécologiques et digestifs, « elles peuvent faire des mauvaises rencontres, se faire mordre par des serpents ou piquer par des scorpions », rappelle Mme Ramani.
La chercheuse, avec des étudiants de Grenoble et Besançon, a tenté de répondre à leurs voeux en créant l'association Friend in Need (www.friend-in-need.org). Il leur a d'abord fallu faire une étude de marché, pour trouver la technologie la mieux adaptée à cette région souvent inondée. L'Ecosan, un système écologique développé par un ingénieur britannique, qui sépare urine et fèces et permet leur recyclage, a remporté leur suffrage. Trois cent cinquante ont été installés au profit des 1 400 familles de Kameshwaram.
ABRIS POUR LES CHÈVRES
La surprise, c'est que ces installations sont utilisées par tous, femmes et hommes. « C'est notre grande réussite », estime Mme Ramani : trois ans après le tsunami, la moitié des latrines mises en place par les grandes ONG n'étaient à l'inverse plus utilisées. « Certains en font des abris pour des chèvres, d'autres des échoppes pour vendre des DVD », explique-t-elle.
C'est là que la théorie des jeux a fait son office. « La motivation est très importante. Il ne suffit pas de payer pour les briques, il faut aussi des stratégies d'incitation », affirme-t-elle. Notamment pour vaincre les réticences des hommes, qui voyaient les WC comme une « menace pour leur virilité ». En plus des rituels pour invoquer la déesse de la terre lors de la pose des fondations, elle a imaginé un concours portant sur la tenue et l'innovation des toilettes, doté d'un prix représentant un mois et demi de salaire. Condition de participation : que les hommes utilisent ces commodités. Le contrôle social au sein du village a alors fait merveille ... « Les toilettes sont un instrument qui donne énormément de pouvoir aux femmes, au-delà de leur impact sanitaire », insiste Mme Ramani.
« Ce qui m'a semblé le plus intéressant durant cette année passée en Inde, témoigne Antonin Benyacar, un des étudiants de Mme Ramani, c'est l'idée de «rupture sociale». Comment est-on passé de villageois assez hostiles aux toilettes à des personnes qui les utilisent presque toutes, les considèrent comme une avancée sociale et sanitaire et les recommandent à leurs proch es ? » Aujourd'hui, Kameshwaram fait figure de village modèle, propre à inspirer d'autres expériences.
Cette ingénierie humaine, fondée sur des « savoirs tacites », Mme Ramani espère bien pouvoir la transposer sur d'autres terrains, en Afrique notamment. Mais elle reste scandalisée par le retard de l'Inde, dont les élites n'ont que tardivement pris la mesure du problème. « Ce sont les véritables coupables. Nous lançons une sonde vers la Lune, mais nous n'avons pas de solution pour des toilettes fonctionnant de façon satisfaisante dans les bidonvilles », s'insurge-t-elle.
Hervé Morin
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