29/03/2008

En Afrique, la question ethnique a été manipulé

30 mars 2008
En Afrique, la question ethnique
Au Rwanda, en Côte d'Ivoire ou tout récemment au Kenya, les affrontements ethniques semblent être une malédiction africaine. Schéma simple mais trompeur : les ethnies sont un aspect de la lutte pour le pouvoir et les ressources rares






illustration Devis Grebu

Lorsqu'il s'agit d'expliquer les crises qui secouent l'Afrique, le facteur ethnique est régulièrement mis en avant. On l'a vu à propos du Kenya, de la Côte d'Ivoire ou du Rwanda. Est-ce la bonne clé pour comprendre l'Afrique contemporaine ?

Christian Coulon : Absolument pas. L'ethnicité, ou l'analyse par le prisme ethnique, est une vision immédiate qui satisfait une partie de l'opinion occidentale car elle renvoie à une image de l'Afrique sinon primitive, du moins en retard. C'est l'explication la plus facile, celle qui demande le moins d'efforts.

René Otayek : Il ne faut pas privilégier cette clé mais il ne faut pas l'ignorer non plus. L'ethnicité est à considérer comme une dimension parmi d'autres, une construction historique en constante transformation, et à articuler avec les facteurs politiques, économiques, culturels.



Il n'empêche que le facteur ethnique resurgit à chaque crise.

R. O. : C'est vrai, mais je vois l'explication par le tout ethnique comme le fruit d'une paresse intellectuelle, voire pire. Le mettre en avant, c'est se couler dans le moule d'une Afrique mystérieuse, le continent des ténèbres, des identités primordiales. C'est une grille d'analyse indissociable d'une vision misérabiliste, primitiviste et archaïque de l'Afrique.

La colonisation a-t-elle instrumentalisé le facteur ethnique ?

R. O. : Oui. Mettez-vous à la place des administrateurs coloniaux qui se retrouvaient brusquement confrontés à des sociétés inconnues. Ils ont cherché à mettre de l'ordre, à hiérarchiser, à rationaliser, à nommer et donc à créer des frontières ethniques là où il n'y en avait pas. Je ne dis pas que le colonisateur a créé des ethnies à partir de rien ; il existait déjà un sentiment d'être différent. Mais le colonisateur a rigidifié des appartenances ethniques qui jusque-là étaient fluides, poreuses, dans le cadre de sociétés sans frontières. Au fond, comme le disent les historiens de l'Afrique " les ethnies ont une histoire ".

Tous les colonisateurs ont agi ainsi ?

C. C. : Oui, Anglo-Saxons, Français, Belges ou Portugais, tous se sont comportés de la même façon même si, côté français, c'était moins formalisé. N'oubliez pas que les Européens portaient un regard quasi uniforme sur l'Afrique et ses habitants. En bons évolutionnistes, ils voyaient l'ethnicité, l'ethnie comme une sorte de stade primitif qu'il fallait organiser pour civiliser le continent noir. Et, de fait, ils ont manipulé la question ethnique. Les Britanniques, en donnant un rôle important aux chefferies, ont gelé les appartenances ethniques. Les Français aussi, à telle enseigne qu'ils ont créé des chefferies là où il n'en existait pas - en Casamance et dans certaines régions du Burkina Faso par exemple.

R. O. : Au Rwanda aussi, les colonisateurs belges sont allés très loin dans la création des stéréotypes ethniques. Ils expliquaient que les Tutsi, d'origine nilotique, étaient plus intelligents que les Hutu, d'origine bantou, présentés comme petits et râblés, les traits grossiers, plus sombres de peau. On a rarement été aussi loin dans la codification ethnique et c'est évident que cela a laissé des traces profondes dans le Rwanda postcolonial.

C. C. : Le comportement des Français n'a pas été différent. Dans les pays islamisés d'Afrique, comme le Sénégal ou la Mauritanie, les administrateurs coloniaux avaient un préjugé favorable à l'égard des musulmans parce que ces derniers avaient une langue écrite, une tenue vestimentaire qui impressionnait, qu'ils s'adonnaient au commerce, activité perçue comme un signe d'ouverture. L'administration française comme son homologue anglo-saxonne ont essayé de s'appuyer sur les musulmans via les marabouts et les imams.

La fin de la période coloniale n'a pas mis fin aux identités ethniques. C'est même le contraire qui s'est produit...

R. O. : C'est vrai et cela s'explique parce qu'en Afrique, le sentiment d'appartenance nationale n'existe pas ou très peu. Non que les Africains soient incapables de se penser dans le cadre d'un Etat- nation. Simplement, les Etats autoritaires qui ont succédé aux colonisateurs et dirigé les peuples entre 1960 et 1990 ont échoué sur les deux objectifs sur lesquels ils avaient basé leur légitimité : construire la nation et promouvoir leur développement. Pour faire oublier leur incapacité et perdurer, ils ont manipulé à leur tour la question ethnique à des fins politiques. Prenez le cas du Togo sous Eyadema, du Rwanda du président Juvénal Habyarimana, ou de la Côte d'Ivoire d'Henri Konan Bédié. On pourrait multiplier les exemples... C'était des Etats autoritaires ou très acquis à la démocratie. Ils ont réprimé et occulté les ethnicités concurrentes pour se maintenir au pouvoir.

Mais, aujourd'hui, la démocratie s'installe en Afrique, et pourtant la question ethnique demeure.

C. C. : L'actualité suggère de fait une corrélation entre les processus de démocratisation depuis le début des années 1990 et une affirmation accrue des revendications identitaires, qu'elles soient ethniques ou religieuses. C'est une corrélation trompeuse. Ce n'est pas la démocratisation qui a produit une sorte de retour du refoulé. Ce n'est pas elle qui a libéré les ethnicités. Le poison, c'est-à-dire l'ethnicisation du politique, était là avant. Aujourd'hui, la donne a changé. Avec la démocratisation, le jeu politique devient plus ouvert à la concurrence. Il y a des élections. Dans ce contexte, l'ethnicité devient une ressource stratégique que manipulent les entrepreneurs identitaires pour se créer une clientèle électorale et mobiliser des troupes.

R.O. : Nous avons affaire à des pays qui sortent de trente années d'autoritarisme et de répression de la dissidence. Les partis politiques qui ont émergé à la faveur des démocratisations ont un apprentissage à faire. C'est encore plus vrai pour les partis d'opposition dépourvus de cadres, souvent de militants, et dont les moyens financiers sont dérisoires.

Comment expliquer que la corde ethnique soit si facile à faire vibrer ?

R. O. : Ce n'est pas le privilège de l'Afrique. Regardez ce qui se passe dans les Balkans ou en Irak. Même dans les pays modernes développés, la question ethnique est centrale. C'est la nouvelle frontière de la démocratie, et l'Afrique n'est pas une exception, même si la revendication ethnique peut y apparaître comme plus conflictuelle qu'ailleurs. Sur ce continent, ce qui rend difficile l'analyse des conflits à argumentaire ethnique, c'est qu'ils se déclinent avec des codes culturels que nous avons du mal à appréhender.

C. C. : Je crois qu'en Afrique les identités fonctionnent comme un moyen d'accéder aux ressources de l'Etat. Dans la mesure où les Etats sont souvent faibles, disposant de ressources limitées, une des façons de partager le " gâteau national " c'est de se regrouper dans des structures de type ethnique, clientélistes par nature, qui permettent d'avoir accès à l'Etat. C'est une façon de gérer la rareté.

Chaque individu a besoin d'identité qu'elle soit politique, religieuse ou ethnique. Or dans les sociétés africaines, les identités ethniques appartiennent à un horizon défini, bien identifié, qui les rendent attractives. C'est ce qui me fait penser que les progrès de la démocratie ne vont pas entraîner une dilution de l'ethnicité.

Vous ne pensez donc pas que l'ethnicité va se dissoudre avec les progrès de la démocratie ?

R. O. : Il faut voir l'ethnicité sous l'angle de la diversité culturelle et territoriale et se poser la question de son intégration dans le cadre de la démocratie. Au Ghana, au Bénin ou en Ouganda, on assiste à une sorte de réinvention de la tradition de l'Afrique, au retour des chefs dans des régions où ils étaient en perte de vitesse. Ils se réinscrivent dans les structures administratives et politiques. Comme le résumait un universitaire, il y a un retour des rois. Une réflexion est donc à conduire sur la façon dont la démocratie peut s'accommoder de ces diversités ethniques.

Croyez-vous que l'ethnicité puisse être un atout pour l'Afrique ?

C. C. : La tradition jacobine française cultive une vision négative et réductrice de l'ethnicité. Il faut la dépasser et, sans porter de jugement de valeur, appréhender l'ethnicité comme un paramètre du politique. L'Inde est un exemple formidable de pluralisme national, ethnique, religieux, social. Elle arrive grosso modo à gérer l'ensemble. A une tout autre échelle, un pays comme le Mali réussit également. Malgré la question touareg, il vit sa troisième alternance démocratique. Même chose pour le Bénin ou l'Afrique du Sud. Jacob Zuma est peut-être le candidat des Zoulou à la présidentielle mais l'ANC, le parti au pouvoir, le soutient également. Le contre-exemple pourrait être l'Ethiopie qui, officiellement, reconnaît une sorte de droit à la sécession mais, de fait, manipule comme jamais la question ethnique. La leçon finale, c'est qu'il ne peut y avoir de bonne gestion de l'ethnicité si l'Etat central ne conduit pas bien le pays, n'assume pas démocratiquement ses fonctions. Il faut un Etat central responsable pour conduire et obtenir l'adhésion de la périphérie à ses objectifs.

R. O. : La question centrale est donc celle du partage du pouvoir. Il peut être gravé dans le marbre, sous forme d'une régionalisation ou d'un Etat fédéral (comme au Nigeria) ou pratiqué au jour le jour en l'absence de texte. C'est ce que faisait Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire avec sa politique, certes clientéliste, d'équilibre régional. Le pays n'était pas une démocratie mais le pouvoir savait associer les différentes ethnies. On ne peut pas faire comme si les ethnies n'existaient pas, laisser croire qu'elles sont la marque de sociétés particulières a-historiques. Le but ultime est de faire émerger une identité nationale dans le respect des identités particulières.

Propos recueillis par Jean-Pierre Tuquoi

Le premier est directeur du Centre d'étude d'Afrique noire (CEAN) de Sciences Po Bordeaux, le second est chercheur au CEAN.

© Le Monde

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