Un collectif d'intellectuels africains lance un appel aux dirigeants des pays membres de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'ouest pour leur demander de penser d'abord à leurs populations avant de s'engager dans le conflit en Côte d'Ivoire.
La situation insolite et inédite de deux « Présidents » et « deux gouvernements » à la tête de la même Côte d'Ivoire est certainement déconcertante. Mais bien plus préoccupante est la conformité de vues, entre les dirigeants des pays membres de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et le reste de la « communauté internationale » sur les sanctions à infliger au Président Laurent Gbagbo, dont le recours à la force, s'il refuse de céder le pouvoir à Alassane Dramane Ouattara.
La CEDEAO mettra-t-elle cette dernière menace à exécution en assumant ainsi, de manière ouverte, le rôle de bras armé de l'impérialisme collectif qui se cache derrière l'appellation pompeuse et trompeuse de « communauté internationale » ?
La paix en Côte d'Ivoire et en Afrique, d'une manière générale, est au prix de la lucidité, de la solidarité et du courage politique dont nos dirigeants feront preuve dans un monde globalisé injuste et violent.
Nous tenons à rappeler aux chefs d'Etat africains qu'ils se trompent d'ennemi et de guerre pour les raisons suivantes, valables pour la quasi-totalité de nos pays:
1. L'échec notoire du système électoral prôné :
Il y a dix ans, dans la Déclaration de Bamako sur la Démocratie, les Droits et les Libertés, en date du 03 novembre 2000, les Ministres et les Chefs de délégation des Etats et gouvernements ayant le français en partage relevaient en plus des « acquis indéniables », des insuffisances et des échecs qui, ont pris aujourd'hui des proportions alarmantes. Ils ont pour noms : « récurrence des conflits, interruption de processus démocratiques, génocide et massacres, violations graves des droits de l'Homme, persistance de comportements freinant le développement d'une culture démocratique, manque d'indépendance de certaines institutions et contraintes de nature économique, financière et sociale, suscitant la désaffection du citoyen à l'égard du fait démocratique ».
Y a-t-il lieu d'envisager une intervention militaire en Côte d'Ivoire, au nom d'un système électoral si défaillant ?
2. Les pièges du système néolibéral :
Ce système électoral inadapté et cruellement dépendant de l'«expertise» et de financements extérieurs est au service d'un modèle économique particulièrement désastreux en Afrique. Il rime avec pillage des richesses du continent, chômage endémique, pauvreté, injustices, corruption et violences. Les taux de croissance salués par la « communauté internationale » n'ont pas d'incidence sur la situation de l'immense majorité des Africains.
Alors au nom de quel projet de société, la CEDEAO devrait-elle s'engager dans une intervention militaire en Côte d'Ivoire ?
3. Des « démocraties » minoritaires :
L'enthousiasme et les espérances que les premières élections suscitèrent ne sont plus au rendez-vous comme l'attestent les taux de participation aux élections présidentielles généralement inférieurs à 50%, sauf dans les pays en crise (Guinée, Côte d'Ivoire par exemple) où les populations caressent l'illusion d'instaurer la paix par le vote.
Au lieu du rôle de gendarme que la « communauté internationale » lui confie au risque de la discréditer, la CEDEAO ne devrait-elle pas chercher d'abord à conférer à la démocratie un sens qui réconcilie les Africains avec la politique ?
4. Des graves régressions politiques :
L'Etat postcolonial qui se voulait souverain est devenu l'Etat sous-tutelle des institutions de Bretton Woods, chargé de libéraliser, de privatiser et de gérer ensuite les conséquences sociales dramatiques de cette politique. L'impopularité des gouvernants démocratiquement élus tient en grande partie aux réformes contraignantes et souvent erronées du FMI et de la Banque mondiale qui dégagent leur responsabilité en cas de soulèvement des populations.
Faut-il que la CEDEAO, au nom d'une démocratie que les argentiers foulent au pied, ajoute davantage à l'injustice et à la souffrance du peuple ivoirien ?
5. Dépolitisation, personnalisation et ethnicisation:
Pour ou contre Untel ou Untel sont les termes de la démocratie au rabais qui est servie aux peuples mineurs que nous sommes dans l'imaginaire de l'Occident. Et, malheureusement, ça marche.
Rares sont les acteurs politiques qui se donnent la peine de familiariser l'électorat avec les enjeux économiques, pétroliers, miniers, géopolitiques et militaires qui engagent le destin de notre continent.
Qu'y a-t-il d'étonnant si à partir de ce moment les électeurs se saisissent de repères tels que l'ethnie et la religion ?
6. L'imposture de la « communauté internationale» :
On n'aura jamais autant entendu parler de la « communauté internationale » en Afrique que ces dernières semaines. Alors, le citoyen ordinaire se demande : « qui est-elle ? »
Elle est une dangereuse construction de l'après guerre froide qui se pose en garant du droit international, mais ses exigences varient selon les lieux et les circonstances. Ses membres sont, entre autres, le Conseil de Sécurité - une institution non démocratique dont les résolutions sont ignorées par l'Etat d'Israël, protégé par les Etats-Unis -, les Etats-Unis d'Amérique - qui ont envahi l'Irak au nom d'armes de destruction massive qui n'existaient pas -, l'Union Européenne (UE) - dont les desseins sont clairs à travers les Accords de Partenariat Economique (APE) qu'elle tient à imposer aux pays ACP-, la France - dont les forfaits sont brillamment illustrés par le documentaire de Patrick Benquet : La Françafrique -, le FMI et la Banque mondiale - qui dans un monde autre que celui-ci devraient être traduits devant la justice internationale pour crime contre l'Afrique.
Quant à l'Union Africaine (UA) et la CEDEAO, leur fonctionnement est à l'image des Etats qui les composent : frileuses, financièrement dépendantes, elles sont plus à l'écoute des grandes puissances et des institutions de Bretton Woods que de leurs peuples, de plus en plus désemparés et en danger.
Aux conséquences incommensurables des sanctions économiques, faut-il ajouter celles désastreuses de la violence militaire en Côte d' Ivoire?
7. L'instrumentalisation de la souffrance et du désarroi des Africains :
Les électeurs et les électrices ivoiriens et africains sont, en somme, des victimes collatérales de la guerre économique qui fait rage à l'échelle de la planète. La pauvreté que le modèle économique dominant leur impose, et leur souffrance sont instrumentalisés dans le cadre d'élections dites « transparentes », « régulières » et « démocratiques » qui, comme nous l'avons déjà souligné, ne répondent en rien à leur quête légitime de dignité.
8. L'opacité des enjeux :
Personne ne peut croire un seul instant que l'auteur du discours de Dakar sur l'homme africain et père de l'immigration choisie se soucie des droits des Africains et de la démocratie en Afrique. L'ancienne puissance coloniale a surtout besoin de préserver ses intérêts en Côte d'Ivoire qui, aujourd'hui comme au lendemain des indépendances, lui sert de point d'ancrage ainsi que de tremplin dans la sous région.
Quant aux Etats Unis d'Amérique, une partie de la réponse à leur demande, considérable, en pétrole se trouve dans le Golfe de Guinée.
Y a-t-il un lien quelconque entre ces desseins et la démocratie que les peuples d'Afrique appellent de tous leurs vœux ?
9. La crise systémique du capitalisme :
Les dirigeants africains sont victimes du discours mensonger du « win-win » qui prétend que tout le monde peut gagner dans la mondialisation néolibérale, dont la faillite est désormais évidente. Aussi s'efforcent-ils d'entrer dans le moule préfabriqué de « la croissance accélérée », de la « bonne gouvernance » et de la « démocratie » etc.
L'histoire qui est train d'être écrite, à coup de larmes et de sang, en Côte d'Ivoire, n'est pas qu'une crise politique et institutionnelle grave, dont l'issue dépendrait des seuls acteurs ivoiriens. Elle est l'une de ces guerres de « basse intensité » que l'ordre cynique du monde impose aux peuples dominés, tout en ne jurant que par la « démocratie », les « droits de l'homme » et les « libertés ».
10. La crise de leadership mondial et la question de l'éthique :
Face à la crise structurelle et systémique du capitalisme mondialisé, il n'y a pas d'homme providentiel en Côte-d'Ivoire, ni même aux Etats-Unis où l'élection de Barack Obama a pu faire croire le contraire. Le Président américain et son homologue français, Nicolas Sarkozy, qui visiblement n'ont que des certitudes quand il s'agit de la démocratie en Afrique, sont confrontés aux pires difficultés dans leurs propres pays, du fait de la nature inique de ce système économique dans lequel les africains sont embarqués à leur insu. La dé-protection de nos économies, la concurrence déloyale et surtout la mise en échec délibéré de l'Etat au nom de la croissance et de la compétitivité sont autant d'options qui n'ont rien d'éthique.
L'ordre actuel du monde n'a pas besoin d'Alassane Dramane Ouattara et encore moins de Laurent Gbagbo, mais des richesses et de la position géostratégique de la Côte-d'Ivoire en Afrique de l'Ouest.
Espérons que cette réalité cruelle, qui n'est un secret pour personne, contribuera à dépassionner le débat et à inciter les protagonistes de la crise ivoirienne, et de manière générale les décideurs politiques africains, à plus de lucidité et de maturité politique.
DECLARATION
Face à cette offensive sans précédent de « la communauté internationale » contre un Etat souverain au nom de la démocratie et face à l'instrumentalisation de la CEDEAO, Nous exprimons :
- Notre solidarité avec le peuple frère et meurtri de Côte d'Ivoire qui est le véritable perdant de la « démocratie » formelle, dictatoriale et belliqueuse que les puissances occidentales imposent aux autres à coups de chantage au financement et de corruption.
- Notre profond désaccord avec l'usage de la force contre un Etat souverain au mépris des vies humaines, de la cohésion sociale et la paix, déjà malmenées.
- Notre conviction que la « communauté internationale » n'est qu'une coalition de puissances et d'intérêts qui fait la loi à travers le Conseil de Sécurité, les institutions financières et autres instances.
- Notre désapprobation de l'alignement de l'Union Africaine (UA) et la CEDEAO sur des positions compromettantes et dangereuses.
- Notre indignation face à l'ingérence arrogante et décomplexée des Nations Unies, qui outrepassent leur rôle en Côte d'Ivoire, et face aux pressions et aux sanctions, dont celles scandaleuses du Fond Monétaire International (FMI) et de la Banque mondiale - qui oublient qu'ils ont une part considérable de responsabilité dans la situation dramatique de l'Afrique.
- Notre consternation face à la violation des droits politiques des Africains, qui devraient être les seuls juges de l'état de leurs pays et de la conduite de leurs dirigeants et face à l'infantilisation de l'électorat africain par un système qui érige le vote en une fin en soi.
- Notre révolte face aux supercheries des puissants de ce monde, notamment la France et les Etats-Unis, qui inversent les rôles en Côte d'Ivoire en s'érigeant en sauveurs des peuples et faiseurs de paix, alors qu'ils sont fauteurs de guerre. L'Irak, l'Afghanistan, le Pakistan, pour ne citer que les faits plus récents sont devenus de véritables bourbiers attestant que la démocratie ne s'exporte pas.
- Notre dépit vis à vis de la Cour Pénale Internationale (CPI) qui ignore que les victimes des massacres pré et post électoraux sont d'abord des hommes et des femmes que le système, dont elle est l'une des armes, affame, exclut et tue à petit feu par millions.
- Notre conviction que la réforme en profondeur du système des Nations Unies, que les mouvements sociaux appellent de leurs vœux, s'impose non pas seulement en termes de représentation du continent, mais d'éthique.
- Notre conviction que la situation dramatique en Côte d'Ivoire justifie l'évaluation dans les meilleurs délais des pratiques démocratiques en Afrique.
- Notre détermination à éveiller les consciences, notamment celles des femmes et des jeunes, de telle sorte que le vote influe sur les politiques économiques qui sont à l'origine du chômage, de la faim et de l'exil.
- Notre volonté de faire du Forum Social Mondial (FSM) de Dakar (du 6 au 11 février 2011) le lieu par excellence de la confrontation des idées sur les alternatives au capitalisme mondialisé et destructeur.
Personne ne doit mourir en Côte d'Ivoire, ni ailleurs en Afrique, au nom d'une démocratie décrédibilisée et dévoyée parce que conçue, financée et évaluée de l'extérieur par des puissances d'argent en quête de dirigeants « sûrs ».
Alors, trêve d'ingérence, d'arrogance et d'humiliation ! Chaque peuple s'indigne, résiste et se libère en se référant à son histoire et son propre vécu des injustices et d'asservissement.
Puissent les souffrances infligées aux peuples d'Afrique servir de levain pour l'émergence de valeurs, de structures et d'institutions démocratiques, pacifiques et humanistes ici et de par le monde.
SIGNATAIRES :
Aminata Dramane TRAORE (Forum pour un Autre Mali) ; Demba Moussa DEMBELE (Forum Africain des Alternatives) ; Pr Jean Bosco KONARE (Enseignant) ; Ray LEMA (Artiste musicien) ; Cati BENAÏNOUS, Ismaël DIABATE (Artiste peintre) ; Bernard FOUNOU (Forum du Tiers-monde) ; Nathalie M'Dela MOUNIER ( Ecrivain) ; Antonia REIS (Interprète) ; Clariste SOH-MOUBE (Centre Amadou Hampâté Bâ) ; Mohamed EL BECHIR BEN ABDALLAH (Président de la Coordination des Partants Volontaires à la Retraite- CPVR) ; Borry KANTE (au nom de toute la CPVR - 5666 adhérents) ; Taoufik BEN ABDALLAH (Enda Tiers-Monde)
Pour plus d'informations ou si vous voulez vous joindre à cet appel: http://www.foram-forum-mali.org/
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