"Je veux mener une réforme radicale, voire une révolution de certains usages régnant dans le pays et contraires à l'esprit de justice et d'équité caractéristique de l'humain", lançait Habib Bourguiba, alors président du Conseil en Tunisie, le 10 août 1956, lors d’un discours de présentation du Code de statut personnel (CSP) - une série de lois progressistes adoptées trois jours plus tard - garantissant l’égalité des sexes et offrant, de fait, une place inédite à la femme dans la société tunisienne.
Un demi-siècle plus tard, cette "révolution" féministe, sans équivalent dans le monde arabe et si chèrement défendue par un homme, est - ironie du sort - menacée, en partie, par des femmes. En déclarant que "l’égalité absolue entre l’homme et la femme n’existait pas" et en soutenant, à l’instar de ses confrères islamistes, un article de loi de la future Constitution qui remplace le principe d’égalité entre l’homme et la femme par celui de complémentarité, Farida Laabidi, députée du parti islamiste Ennahda, est devenue la bête noire des associations féministes tunisiennes.
En 1956, la femme grimpe dans l’ascenseur social tunisien
"C’est un bond en arrière", s’inquiète Zeyneb Farhat, personnalité incontournable de la scène culturelle tunisienne et militante de l’association des Femmes démocrates (ATFD), interrogée par FRANCE 24. "Aujourd’hui, ce 56e anniversaire a un goût amer. Nos acquis sont menacés, nos libertés menacent de s’effondrer. Tout commence à changer", ajoute-t-elle, attristée. Il paraît loin, en effet, le temps où Bourguiba, acquis au modernisme, a fait le pari de la libération de la femme pour redynamiser son pays dans une société alors assujettie aux courants les plus conservateurs.
À cette époque, jouissant d’une légitimité sans pareil, le père de l’indépendance sait que, malgré la désapprobation des milieux les plus conservateurs, il peut mener son grand chantier de modernisation de la Tunisie avec le soutien de la population. Lorsque le CSP entre en vigueur le 1er janvier 1957, de nombreuses femmes tunisiennes empruntent enfin l’ascenseur social réservé jusqu’ici au sexe fort. Le port du voile est prohibé dans les écoles, la polygamie est abolie, le divorce religieux – ou répudiation – interdit. Dans les années 1960/1970, cette politique féministe se poursuit et se renforce avec l’apparition du planning familial, le droit à l’avortement et l’accès à la pilule. Beaucoup de femmes commencent aussi à travailler, sans qu’une autorisation de leur époux ne leur soit demandée. Du jamais vu dans la société arabe.
Le CSP, un instrument du régime autoritaire de Ben Ali
C’est tout cet héritage que les Tunisiennes cherchent aujourd’hui à protéger d’un démantèlement progressif. "Même Ben Ali n’avait jamais osé revenir sur ces lois inédites", insiste Zeyneb Farhat. En 1988, en effet, lorsque Zine El Abidine Ben Ali arrive au pouvoir, il promet non seulement de ne jamais supprimer le CSP mais le consolide en promulguant de nouvelles lois en faveur des femmes. Dans les années 1990, malgré le conservatisme d’une partie de la société influencée par la montée de l’islamisme politique, les réformes se succèdent. Les Tunisiennes sont autorisées à donner leur nationalité à leurs enfants nés d’un père étranger et peuvent devenir chef de famille - et tutrice de leur progéniture - en cas de décès de l’époux.
Toutefois, aussi avantageuses qu’elles soient, ces avancées sociales cachent mal les ambitions "réelles" de l’ancien dictateur. "Tout le monde sait que Ben Ali se servait du CSP comme une image de marque pour séduire les dirigeants occidentaux", lâche la militante. Loin de servir la cause féministe, le Code du statut personnel devient, entre les mains du dictateur, tantôt un alibi – en forme de vitrine démocratique de son régime autoritaire – tantôt un argument de poids pour justifier la répression envers les islamistes qui réclament, en creux, son abolition. "Ben Ali n’a jamais vu dans le CSP un projet progressiste. Comment donner des droits à un pays sans droits ? Il n’y voyait qu’une chance de servir ses propres intérêts", explique Zeyneb Farhat.
Toucher au CSP : un "suicide" pour les islamistes
Si la protection du CSP donne alors l'image d'une Tunisie laïque et réformiste, sur le terrain, rappelle Zeyneb Farhat, les choses sont bien différentes. "Les hommes et les femmes étaient privés de libertés, nous n’avions pas le droit de manifester, ni celui de nous exprimer librement. La corruption et les passe-droits régissaient la vie quotidienne", développe la militante. Elle se fait ainsi l’écho deSihem Badi, l’actuelle ministre de la Femme et de la Famille en Tunisie, qui avait déclaré en mars dernier qu’"à cette époque, il s’agissait de monter des événements de façade pour montrer une femme tunisienne émancipée".
Dans le domaine politique, où le pouvoir est concentré entre les mains d'une seule et même personne, même écran de fumée. "Si le pouvoir de Ben Ali s’est plu à avancer que le pourcentage de femmes députées est passé de 1,82 % en 1996 à 22,75 % en 2004, l’illégitimité de ces parlements successifs nuit à la crédibilité de ces chiffres", avance pour sa part Meryem Belkaïd, blogueuse et universitaire tunisienne.
Plus d’un an après la chute du régime dictatorial de Ben Ali, le CSP, tour à tour fabriqué, entériné, consolidé, exploité, se retrouve entre les mains des islamistes. Le combat des Tunisiennes contre la réduction de leurs libertés les plus élémentaires obtiendra-t-il gain de cause auprès d’Ennahda, un parti qui souhaiterait, selon certains observateurs, façonner la Tunisie à l’image d’une République islamique ? Sihem Badi, l’une des trois femmes à détenir un portefeuille ministériel dans le gouvernement Jebali, reste optimiste. "Le Code du statut personnel est inspiré de la religion musulmane [les lois se basent sur l’exégèse du Coran, NDLR]. Ce serait un suicide pour les islamistes de toucher aux droits de la femme […] Je suis confiante sur le fait que le statut de la femme est à l’abri d’un retour en arrière."