3 février 2011 |
Mohammad Yunus à Mymensingh, au nord de Dacca, le 18 janvier, pour répondre d'une plainte en diffamation déposée par un petit parti allié du pouvoir.
Dacca (Bangladesh) Envoyé spécial
Père du microcrédit, Prix Nobel de la paix 2006, le professeur Yunus est victime d'une cabale au Bangladesh, où sa célébrité gêne le gouvernement
A première vue, le détail est anodin, on pourrait en sourire, mais au fil des ans il a énervé les jaloux. Au rez-de-chaussée de son état-major de la Grameen Bank - un immeuble blanc crème - trônant sur Dacca, la capitale du Bangladesh, une salle d'exposition célèbre la gloire du professeur Mohammad Yunus. Les clichés montrent le héros du lieu, Prix Nobel de la paix 2006, pionnier du microcrédit, salué pour avoir arraché à la pauvreté des masses de déshérités.
Le voici solennel, s'exprimant devant le comité d'Oslo. Le voilà radieux, en présence de Bill Clinton, de Barack Obama et des grands de ce monde. Et puis il y a ces colombes battant l'air autour de lui, son peuple de villageois le couvrant de gratitude. On dirait le " banquier des pauvres ", comme on l'a surnommé, en campagne. Et quand on le rencontre dans son bureau tapissé d'ouvrages d'économie, sa gentillesse de vieux sage, septuagénaire à la chevelure neigeuse, sourire immaculé, trahit soudain une sûre idée de lui-même et de son oeuvre : " Jusqu'à présent, nous recevions tout de l'Ouest. Et voilà que maintenant l'Ouest accepte l'une de nos idées, qui apporte sa contribution à l'ensemble de la planète. La population du Bangladesh en est fière. "
Est-ce là la clé ? Faut-il imputer à la superbe du professeur Yunus, à sa posture souveraine, la marée montante des tracas qui l'assiège depuis quelques semaines ? La chasse est désormais ouverte au Bangladesh, orchestrée par certains cercles du gouvernement. Le 27 janvier, M. Yunus n'a pu se rendre à Davos : il est resté bloqué à Dacca par la convocation d'un juge à la suite d'une plainte déposée contre lui par un inspecteur municipal chargé des contrôles alimentaires. Celui-ci avait jugé " frelaté " le contenu d'un pot de yaourt à haute valeur nutritionnelle commercialisé par Grameen Danone, une " entreprise sociale " associant le groupe français à des sociétés issues de la galaxie Grameen.
Le 18 janvier, il avait dû se déplacer à une centaine de kilomètres au nord de Dacca pour répondre d'une plainte en diffamation déposée par un petit parti de gauche allié du pouvoir. En 2007, M. Yunus avait déclaré à l'AFP que la politique au Bangladesh se résumait à une affaire de " pouvoir pour faire de l'argent ". Les dirigeants du parti Jatiya Samagtantrik Dal se sont sentis " diffamés " par ce commentaire général. Tout semble bon pour harceler le professeur Yunus. " C'est clairement une campagne politique ", s'alarme un de ses amis.
Début décembre 2010, la première ministre, Sheikh Hasina - la fille du " père de la nation " Sheikh Mujibur Rahman - avait accusé les institutions de microcrédit au Bangladesh de " sucer le sang des pauvres ". Joignant le geste à la parole, elle a ordonné une enquête sur la gestion de la Grameen Bank.
L'élément déclencheur de la curée a été la diffusion, le 30 novembre 2010 sur la chaîne norvégienne NRK, d'un documentaire dénonçant les dérives du microcrédit en général et celles de la Grameen Bank en particulier, accusée d'un transfert de fonds illicite datant de 1996. Mais, dans la capitale bangladaise, tout le monde admet que la controverse suscitée par le film n'est qu'un " prétexte " pour solder de vieux comptes.
De l'avis général, la première ministre Sheikh Hasina nourrit contre le professeur Yunus une vive animosité, où se mêlent sentiment d'ingratitude, jalousie personnelle et crainte d'une menace politique. Fondée en 1983 avec le soutien du gouvernement, et bénéficiaire de multiples exemptions fiscales et autres facilités administratives, la Grameen Bank a prospéré et a apporté la célébrité à M. Yunus, sans que celui-ci ait daigné trop reconnaître ce qu'il devait à l'Etat dès l'aube de son épopée. La classe politique a fini par s'en offusquer. " A chaque fois qu'un dirigeant du Bangladesh se déplace à l'étranger, on lui dit combien il a de la chance de vivre au pays du professeur Yunus ", dit un observateur étranger. L'octroi du prix Nobel de 2006 a porté ce dépit à incandescence : Sheikh Hasina, murmure-t-on à Dacca, avait elle aussi rêvé des lumières d'Oslo.
Quand, en 2007, M. Yunus lance l'idée de fonder un parti politique, la coupe est pleine. A l'époque, le Bangladesh est plongé dans la crise. Face au chaos préélectoral ambiant, l'armée a inspiré la proclamation d'un état d'urgence, emprisonné pour " corruption " l'essentiel de la classe politique - dont Sheikh Hasina et sa rivale, la première ministre sortante Khaleda Zia - et cherché à installer à la tête d'un gouvernement de transition un technocrate intègre. M. Yunus est approché par les généraux. Il décline l'offre mais accepte leur suggestion de lancer son propre mouvement dans ce Bangladesh " nettoyé " par les prétoriens.
L'aventure sera brève. Sentant que l'opinion ne le suit pas, le " banquier des pauvres " renonce au bout de deux mois. Mais l'affaire laissera des traces. M. Yunus, champion d'une troisième force, alternative aux deux " bégums " dont l'implacable rivalité épuise le pays depuis sa fondation, en 1972 ? L'intéressé assure qu'il est définitivement vacciné contre pareil songe. " C'est très clair, déclare-t-il. J'ai essayé une fois, je ne recommencerai plus. " Apparemment, l'Awami League, le parti de Sheikh Hasina, ne le croit qu'à moitié. " Aux yeux du pouvoir, il continue de présenter le risque d'une plateforme politique alternative ", décode le général à la retraite A.N.M. Muniruzzaman, président du Bangladesh Institute of Peace and Security Studies (Bipss).
Dans l'oeuvre de déstabilisation en cours, l'Awami League tire profit d'un double atout. Le premier est que le professeur Yunus, dont l'action sociale vise surtout les campagnes, est peu soutenu par l'opinion publique urbaine. Si l'on peut comprendre que les médias locaux, propriétés de tycoons courtisant le pouvoir, se prêtent aux manoeuvres officielles, le silence des intellectuels de la société civile est plus troublant. M. Yunus paye là le prix de son cheminement trop personnel. " Il est plus populaire à l'étranger, où on le célèbre comme un nouveau prophète, qu'au Bangladesh même ", concède un observateur étranger. " Il n'a pas su forger autour de lui une coalition sociale au Bangladesh ", analyse Baqui Khalily, professeur d'économie à l'université de Dacca.
Le second atout qu'exploite le pouvoir est la crise intellectuelle autour du modèle du microcrédit. Jadis louée comme une panacée universelle, la formule montre ses limites. En Inde, le dévoiement est même brutal sous l'effet de " requins " de la microfinance acculant de pauvres emprunteurs surendettés au suicide. Le Bangladesh est à ce stade préservé des perversions indiennes mais le doute s'installe. Le microcrédit permet-il vraiment de réduire la pauvreté ? Les études se contredisent. Et cette incertitude affaiblit la posture du professeur Yunus.
Et maintenant ? Selon la plupart des analystes à Dacca, le gouvernement va tout faire pour prendre le contrôle de la Grameen Bank - dont il détient une part minoritaire - et écarter in fine le professeur de son poste de directeur général. L'Occident s'émeut-il ? Hillary Clinton a appelé Sheikh Hasina pour s'inquiéter. Aux diplomates en poste à Dacca, le ministère des affaires étrangères fait passer un message : " Nous ne sommes pas une République bananière. " Et tant pis si l'image du Bangladesh souffre de cette cabale anti-Yunus.
Frédéric Bobin
© Le Monde