09/01/2011

Lyonel Trouillot : " Les Haïtiens ne sont pas écoutés "

 
9 janvier 2011
Un an après le séisme de Port-au-Prince, l'écrivain haïtien estime que "l'on ne peut pas parler de reconstruction " 
ENTRETIEN
Un champ de ruines, des camps de tentes et des bidonvilles : un an après le séisme qui a dévasté Port-au-Prince et sa région, le 12 janvier 2010, la reconstruction de la capitale haïtienne est au point mort. A peine 5 % des décombres ont été dégagés, moins d'un milliard de dollars ont été versés par la communauté internationale sur les 10 milliards (7,75 milliards d'euros) promis, et pas un édifice n'a été rebâti.
Pire : une épidémie de choléra endeuille le pays, accompagnée d'une virulente polémique sur son origine, qui pourrait être liée à la présence de casques bleus népalais ; et l'élection présidentielle censée désigner un successeur au président René Préval a été ajournée en raison d'accusations de fraudes qui ont débouché sur une grave crise politique.
" On ne peut pas parler de reconstruction ", estime l'écrivain Lyonel Trouillot dans un entretien au Monde. Né en 1956 à Port-au-Prince, il est l'un des rares représentants de l'élite intellectuelle à avoir choisi de rester vivre en Haïti. " Dictaphone de ses contemporains ", selon ses propres termes, auteur d'une oeuvre puissante sur la société haïtienne (La Rue des pas perdus, Actes Sud, 2002 ; Yanvalou pour Charlie, Actes Sud, 2009), cette grande figure de la scène littéraire et du combat pour la démocratie a collaboré, en novembre 2010, à l'ouvrage collectif Refonder Haïti (éd. Mémoire d'encrier).
Un an après le séisme, peut-on dire que la reconstruction a commencé ?
La reconstruction ? De quoi ? Par qui ? Avec quoi ? En fonction de quelle vision globale des besoins de la société ? Il n'y a qu'à voir le Palais national, encore dans l'état où l'a laissé le séisme. Non, on ne peut pas parler de reconstruction. Ni sur le plan symbolique. Ni sur le plan matériel. Promesses non tenues des uns (du côté de la communauté internationale), incompétence et insouciance des autres (du côté des responsables politiques haïtiens).
Ajoutez à cela le manque de coordination et l'incapacité ou le refus de faire appel aux capacités haïtiennes, d'impliquer les Haïtiens en tant que sujets dans les projets de reconstruction de leur pays, il y a très peu de fait.
Pensez-vous que l'épidémie de choléra et la polémique sur son origine ont ruiné la confiance de la population dans les Nations unies ?
L'épidémie de choléra a contribué à exacerber le sentiment - majoritaire en Haïti - de la présence d'une mission des Nations unies qui ne sert pas à grand-chose. Il n'est pas rare d'entendre dire que quand la mission sera (enfin) partie, elle nous aura laissé le choléra pour preuve de son passage. Quel autre souvenir laissera-t-elle dans les mémoires ? Au-delà du ressenti des Haïtiens, il faudra que l'on ose évaluer les moyens mis en oeuvre par rapport aux résultats.
Mais la crise n'est pas le résultat d'un manque de confiance. Ce n'est pas un " manque de confiance " qui est à l'origine des politiques qui ont conduit à cette situation catastrophique, ce sont des décideurs nationaux et internationaux. C'est la gestion catastrophique des multiples crises et leur aggravation qui explique le manque de confiance.
Haïti était, avant le séisme, un pays profondément inégalitaire. La reconstruction peut-elle s'attaquer à cet enjeu ?
La reconstruction ne peut se concevoir sans la transformation des structures sociales haïtiennes. C'est ce que nombre de citoyens haïtiens clament depuis un an : un système scolaire républicain ; des services publics pour l'ensemble des citoyens ; le respect des différentes composantes culturelles de l'haïtianité (non pas prise comme enfermement mais comme enrichissement permanent) et le respect de la culture populaire ; des institutions démocratiques non inféodées à l'exécutif.
Ce n'est pas une affaire pour des affairistes en mal de contrats, technocrates de seconde zone et autres prédateurs à l'affût d'un marché. Avec le pouvoir politique actuel, qui n'a ni le sens de l'urgence ni une vision à long terme, on voit mal s'accomplir une telle tâche.
Considérez-vous que les Haïtiens ne sont pas suffisamment associés à la reconstruction ?
Que les Haïtiens ne soient pas écoutés, c'est une évidence. Les organisations non gouvernementales, pour ne nommer qu'elles, fonctionnent, pour la plupart, selon leurs propres évaluations des besoins, développent seules leurs stratégies, leurs agendas...
Sur le plan politique, l'ensemble de la société haïtienne avait prédit que l'élection présidentielle du 28 novembre 2010 tournerait à la catastrophe, avec un Conseil électoral inféodé à l'exécutif, la machine de l'Etat mise au service de la plate-forme dirigée par le président sortant.
Il faudrait demander à l'Organisation des Etats américains, aux Nations unies et au reste de la communauté internationale pourquoi ils n'ont pas écouté ces voix haïtiennes. Comment peut-on prétendre, même avec les meilleures intentions, reconstruire le pays sans être à l'écoute de ses pulsations ?
Vous avez dénoncé, fin décembre, une dérive autoritaire du pouvoir. Craignez-vous que la crise politique débouche sur une guerre civile ?
Il n'y a pas de risque de guerre civile, à mon avis. Mais il est bête de la part du président Préval de s'engager dans un bras de fer avec un pays qui a choisi la rupture. Le président Préval a cru qu'il pouvait choisir son successeur et l'imposer. Ce n'est pas chose possible.
La rupture est le choix national, parce que les gens sont fatigués de ne pas sentir que leur parole et leurs besoins sont portés par les représentants politiques haïtiens, parce que les gens sont fatigués de voir que rien ne change ni sur le plan structurel ni dans leur quotidien, à part les services de santé d'urgence. Parce que les gens sont fatigués de vivre dans un pays qui n'est pas dirigé. Ils demandent une direction politique digne et efficace. La tendance est donc de mettre dans un même panier le gouvernement haïtien et la communauté internationale comme coauteurs d'un grand désordre qui n'amène rien de bien.
Propos recueillis par Grégoire Allix
© Le Monde
 

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