25/06/2009

La " guerre du pétrole " prend de l'ampleur au Nigeria

Abuja, Port-Harcourt (Nigeria) Envoyé spécial

26 juin 2009

REPORTAGE

Dites " Akpo ", et les hommes de Total afficheront un sourire de satisfaction mêlée de fierté. A 150 kilomètres des côtes du Nigeria, ils ont ancré leur barge lourde de 110 000 tonnes à vide et longue de 300 mètres. A l'automne, quand la production aura atteint son plateau, elle pompera et traitera chaque jour 175 000 barils de pétrole et 15 millions de mètres cubes de gaz. Une vedette de la marine nigériane, affrétée par la compagnie française, patrouille autour de la barge. Même loin des côtes, elle reste à la portée des vedettes rapides du Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger (MEND), une organisation qui couvre activités politiques et trafics. En juin 2008, il avait lancé un de ses speedboats jusqu'à la plate-forme de Bonga, de l'anglo-néerlandais Shell, à plus de 100 kilomètres des côtes...

La production reste malgré tout plus sûre dans l'offshore profond - la " nouvelle frontière " pétrolière du Nigeria - qu'à proximité des côtes ou dans le delta, où le MEND a déclaré la " guerre du pétrole " aux majors étrangères et aux autorités d'Abuja, pourtant ouvertes au dialogue. Les installations à terre de plusieurs majors ont été attaquées ces derniers jours dans les Etats de Bayelsa et du Delta ; un nouveau raid destructeur a été revendiqué jeudi 25 juin. L'italien ENI et Shell ont déclaré l'" état de force majeure ", qui leur permet de suspendre des livraisons de brut sans encourir de pénalités. Les troubles ont fait plonger la production de 2,6 millions de barils par jour en 2006 à environ 1,7 million, alors que le Nigeria pourrait produire plus de 3 millions de barils.

La sécurité ne cesse de se dégrader. Depuis 2007, Total interdit à ses salariés de venir à Port-Harcourt avec leur famille. Le " village Total " est un camp retranché au milieu des banlieues misérables de Port-Harcourt. Et les salariés du groupe peuvent désormais refuser l'expatriation dans ce pays sans encourir de sanctions. " On ne peut pas mettre notre personnel en danger, et au Nigeria, on est limite ", reconnaît son directeur général, Christophe de Margerie.

Le sous-développement nourrit cette violence endémique. Mais l'organisme public créé pour favoriser les projets économiques et sociaux s'est montré jusqu'à présent incapable de les mener à bien. " Face à la dégradation de l'environnement due à l'exploitation pétrolière et à l'incurie des autorités locales corrompues, les populations ont tendance à se tourner vers les pétroliers pour obtenir les fruits de ce qu'ils considèrent comme "leur" pétrole, analyse Philippe Copinschi, enseignant à Sciences Po. Celles-ci se trouvent prises dans une spirale où les revenus qu'elles génèrent - reversés 85 % à l'Etat - déstructurent la vie politique, accélèrent la constitution d'une économie de rente et font naître des frustrations dont elles se retrouvent les premières victimes. " On estime qu'environ 5 % de la production nigériane est volée pour être vendue sur des marchés parallèles en Afrique de l'Ouest.

CORRUPTION GÉNÉRALISÉE

Un sous-développement qui alimente aussi une corruption généralisée. " Elle est en hausse ", déplore un diplomate européen. Il y voit un signe que les potentats locaux, militaires en tête, veulent se remplir les poches avant les élections générales de 2011. Il corrobore le diagnostic des organisations non gouvernementales, qui rappellent volontiers le sort de Nuhu Ribadu : responsable de la commission nigériane sur les crimes financiers, il a été évincé de son poste et a récemment échappé à une tentative d'assassinat.

Avec ses fonds marins regorgeant d'or noir, le Nigeria reste pourtant stratégique pour les pays consommateurs. Les Etats-Unis et l'Europe voient dans l'exploitation du golfe de Guinée un moyen de réduire leur dépendance aux hydrocarbures du Moyen-Orient. Les majors occidentales y sont de plus en plus présentes, comme les compagnies des pays émergents (Chine, Brésil, Russie...).

" Entre notre production et le potentiel d'exploration, c'est sans doute le premier pays du monde pour Total à moyen et long terme ", souligne M. de Margerie. Le groupe continuera d'y investir massivement. Akpo a coûté 6 milliards de dollars (4,3 milliards d'euros), partagés entre Petrobras (Brésil), NNPC et Sapetro (Nigeria) et la Cnooc (Chine). " Le gisement d'Usan, pour un coût un peu supérieur, doit entrer en production début 2012 ", explique Jacques Marraud des Grottes, directeur Afrique de Total. Et les premières huiles du champ d'Egina remonteront en 2014... Le gouvernement nigérian a vu tout l'avantage géo-économique qu'il pouvait en tirer. Le Parlement examine la Petroleum Industry Bill. Objectif : couper les liens entre l'Etat et la compagnie nationale (NNPC) pour lui donner plus d'autonomie. La NNPC pourrait créer avec des partenaires étrangers des " joint-ventures intégrés " capables de faire appel aux marchés des capitaux pour développer de nouveaux gisements.

" Il n'y a aucune raison pour que NNPC ne se développe pas et ne fasse pas des profits. Notre modèle, c'est le brésilien Petrobras ou l'indonésien Pertamina ", explique Odein Ajumogobia, secrétaire d'Etat au pétrole. La réforme risque d'alourdir la fiscalité, s'inquiètent les groupes étrangers, pourtant favorables aux principes du projet de loi. M. Ajumogobia assure que la relation sera " gagnant-gagnant ". Mais que le temps est révolu où Shell et les autres majors " dictaient " leur loi au Nigeria.

Jean-Michel Bezat

© Le Monde

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